samedi 16 novembre 2013

À CAUSE DE SES LESTS

C’était une nouvelle année qui se terminait, et une autre qui allait commencer. Une soirée de réveillon plus que banale en huis clos, avec Monsieur G, Mademoiselle D, Monsieur V... Toute la fine équipe, en somme. À l’extérieur, le monde était marqué par le retour de tous les abrutis du coin que connaissait si bien Monsieur E. Ça ressemblait à l’élection officieuse d’un idiot du village qui ne connaîtrait même pas sa nomination. Sous les spotlights, c’était l’avènement de tous les clubbers, de toutes les baltringues en skate qui affirmaient s’être déjà faits sponsoriser un jour. Un autre bal des cons, un gratin que je voulais mettre au four.
Justement, la mère de ma copine se trouvait parmi nous, dedans, et semblait préoccupée par les menus affichés sur la carte, qu’elle étudiait consciencieusement. Quant à Elle, elle était présente et à la fois absente. Cette phrase n’est pas de moi ; on me l’a un jour sortie comme un reproche. Pendant ce temps, presque isolé des autres, j’essayais de dissimuler une érection apparente. Qu’est-ce que ça pouvait foutre ? Je revoyais, dans une belle boîte à souvenirs en fer, plusieurs étapes de ma vie en photos ; même celles que je n’avais pas vécues. Sur les clichés, en papier ou bien collés à l’intérieur de beaux albums, je trouvais plusieurs protagonistes importants de mon existence : mon grand-père, mon chat, dans différents costumes et diverses postures. Il avait toujours aimé poser, après tout. Plus loin, entre les images de jardins magnifiques remplis de lauriers rose, je tombai sur une photo que je ne me souvenais pas avoir prise : celle d’un groupe d’équilibristes en tenue d’arlequin orange et noire, qui composaient une forme géométrique assez belle et imparfaite avec leur corps. Manifestement, l’édifice humain symbolisait une saison. Juste en-dessous de la photo, sur le feuillet, cette inscription étrange en espagnol, que je déchiffrai dans ma tête : « Parfois, deux os un peu solitaires peuvent former un même corps ».


Cette année-là, Jean-Michel Larqué était devenu le sélectionneur de l’équipe de football d’un pays de l’Est. Il avait également réussi une douteuse reconversion comme acteur. Et alors que sa carrière prenait de l’envol, on redécouvrait ses débuts dans la profession, quelque peu occultés jusque-là. J’appris, par exemple, au cours d’une interview avec Roberto Carlos (qui portait un maillot avec son nom écrit en monogramme sur le torse, le C formant un château médiéval plutôt inapproprié) que Larqué allait supplanter Horst Tappert, récemment décédé, pour poursuivre les célèbres aventures de l’Inspecteur Derrick. La bande-annonce, seventies à souhait, avec les coupes de cheveux ridicules et les blousons en cuir marron donnait l’eau à la bouche. Et c’est en cherchant dans la filmographie de l’ancien commentateur sportif qu’une œuvre étrange de 1997 suscita profondément ma curiosité : Le Biélorusse, dans la catégorie horreur. Je pensai alors à un bon vieux navet de série B qui aurait au moins le mérite de me faire marrer. Je décidai donc de vivre ce film.


Je me retrouvai alors au dernier étage d’un building qui semblait abandonné. L’appartement, immense, me donnait le vertige et peu d’indications sur l’altitude à laquelle je me situais. Seule une sorte de cuisine était éclairée, laissant le contenu de l’antre parfaitement inconnu. Dans la pièce, tout en longueur, Samy Naceri (qui campait un certain Dante), affichant de longs cheveux raides qu’on ne lui connaissait pas, était en proie avec une machine plutôt bizarre : une rotative au bout de laquelle une énorme anguille électronique venait lui piquer le bras.
« Ouch ! »
Drôle d’expérience. L’animal robotique revenait toujours à l’autre bout du tapis coulissant, à une centaine de mètres de là sur le mur d’en face.
Puis, dans l’obscurité de la pièce principale, j’entendis un bruit inconnu. Je me retournai, et Naceri avait disparu. Alors je distinguai une voix de fille : une adolescente ou une enfant, je n’arrivais pas à le déterminer. Je sortis de la cuisine à reculons, très doucement, de manière à essayer de percevoir d’où provenaient les sons, cachés par les ténèbres du salon. Je ne voyais rien que l’entrée de l’immense superficie, les murs sans porte faisant un arc de cercle au-dessus de ma tête, ce qui ne me laissait qu’un très faible halo de lumière à quelques pas devant moi. Je n’avais pas encore remarqué à quel point l’endroit était poisseux et suffocant, le semblant de lumière verdâtre au sol ne m’aidait pas à me sentir en sécurité.
Brusquement, il y eut un bruit sec : une tête venait de tomber par terre après un court voyage dans un escalier que je n’avais pas remarqué, situé sur ma droite. C’était un crâne putride que l’on avait arraché à son propriétaire. Je poussai un cri d’horreur. Devant moi, la tête se mit à vomir : à vomir des vêtements, comme si quelqu’un avait obligé cette personne à avaler une tonne de tissu avant qu’on ne la décapite. Elle avait tout gardé en bouche. Et alors je la vis : une fille vêtue d’un drap blanc, rampant sur le sol dans ma direction, entourée de cadavres décharnés et dévorés que l’obscurité m’avait cachés jusque-là. D’autres têtes se mirent à rouler alors que la créature se dirigeait vers moi. J’étais paralysé devant tel spectacle insoutenable qui dépassait l’imagination.
« Dans..., gémissait-elle ». J’arrivais à peine à distinguer le monstre.
« Dans tout ce que je fais..., murmura-t-elle, il y a une certaine... créativité... ».
Je la devinais. Ni mes yeux ni mes oreilles ne pouvaient encore supporter l’horreur éprouvante de cette scène infernale. Elle continuait à s’approcher, à s’accrocher son drap dans le parquet en bois qu’elle traversait. Sa voix grave devenait un supplice. Puis elle se mit à hurler :
« Il.faut.une.certaine... ORGANIQUE ! »
La fille était presque à ma portée après s’être trainée au sol, et en croyant apercevoir son visage au milieu des cris, je me libérai enfin et me ruai tel un damné vers les marches à qui je tournais le dos, m’engouffrant en courant comme jamais je n’avais couru dans un escalier obscur qui descendait en colimaçon jusqu’à l’infini...

vendredi 1 novembre 2013

ZACATECAS

Le Mexique, mon Mexique, avait tellement changé... C’était assez inédit, de me retrouver dans un hôpital et de passer une échographie pour savoir si je pourrais allaiter mon enfant. J’étais fier et confiant : enthousiaste, même. Bien évidemment, la machine que l’on me passa sur le ventre se mit à sonner, exprimant l’erreur et son refus de coopérer. Quelque chose indiquait un blocage, une impossibilité, et seule la mère était apte à le faire. Je voulus en savoir plus, découvrir à quoi c’était dû, mais la sage-femme se fit presque désagréable, en me récitant une liste (inter)minable de substances en "ine", aux noms à coucher dedans, que je n’avais jamais entendus. De toute façon, je relevais ma tête allongée et pus voir ce que j’avais dans le bide. Ce qui rendait la chose infaisable. Ça n’allait donc pas être possible.
Comme je vous le disais, le Mexique avait changé. Au milieu de nulle part, dans ce désert, toutes les saisons s’étaient réunies au même point : les arbres avaient adopté des couleurs magnifiques, celles de l’automne, malgré la sécheresse ambiante et les étendues interminables de roches qui lézardaient sous le Soleil. Ma sœur me confia qu’elle n’aurait pas aimé passer une nuit seule à cet endroit, au pied des sapins d’un vert chlorophylle qui avaient chacun une Tour Eiffel dans leur tronc, tel une barrière interdisant l’accès à la montagne.
Une technologie bizarre et super avancée nous permit de traverser ce désert, et un rien de temps. Les couleurs, en dégradé de feu, brulaient sous mes yeux. Sur le chemin, une colline noire et blanche aux courbes amusantes attira mon attention : c’était un panda géant qui dormait accroupi en position fœtale.


Naturellement, en arrivant au village le plus proche, il fallait aussitôt visiter la seule chose qui méritait d’être découverte de nos jours : le centre commercial. Je demandai à mon père, grommelant son agacement congénital, de m’attendre un court instant dans la voiture. Et il resta dehors, les bras croisés et la tête enfoncée, en s’appuyant contre la carrosserie pendant un bon moment.
La première étape obligatoire, le bureau de tabac. Au milieu des regards inquisiteurs et des quolibets, j’étais redevenu un étranger. Je le sentis et cela m’oppressa. Dans les rues goudronnées sous le Soleil de mercure, on me jetait un sale regard et on rasait les murs.
Alors je pénétrai dans le centre commercial. Vétuste, anarchique, il n’y avait que son gigantisme et sa disposition qui en faisaient un mall, comme certains commençaient à l’appeler. Non, tout était plus ou moins présenté comme dans une brocante, à l’air libre, à mi-chemin entre la braderie et le marché. Sans doute une manière de ne pas perdre totalement son identité, au profit d’une culture impérialiste imposée. Non, tout semblait aller pour le mieux dans ce patelin. Un mall pour un bien, probablement.
Sans faire exprès, je bousculai un homme au visage cramé et au blouson de cuir, en avançant vers le rayon musique. À l’intérieur, pas grand-chose d’extraordinaire, et j’avais beau farfouiller dans tous les bacs en suivant l’ordre alphabétique, je ne trouvais rien. Entre les rayons, un homme était chargé de faire de l’animation discrète. C’est-à-dire qu’au lieu de hurler les produits et les promos du moment, il vint me les dire à l’oreille, me prenant par l’épaule comme si j’étais son pote ou un sujet de curiosité. La roublardise resplendissait en lui : brun, typé Italien, les cheveux courts et un bouc, tout habillé de noir, il voyait le monde derrière des lunettes de soleil inutiles. Ce briscard avait bien vu que je n’étais pas du coin, et je tentai de le semer parmi la foule.


Je traversai toute la surface pour atteindre la librairie. Là, je rentrai de nouveau dans l’homme que j’avais bousculé, qui, cette fois-ci, s’énerva franchement. J’étais désolé. Nous étions près de la sortie du centre commercial, la baie vitrée près des étagères me laissant entrevoir des palmiers et un Soleil si accueillant qu’il jaunissait tout sur son passage. Au niveau des bouquins, pareil, pas grand-chose, même si je crus apercevoir un exemple de 37° le matin : je voyais les visages de Zorg et Betty, pas si loin de là. Il y avait aussi un recueil de calaveras très bien expliqué, une sorte d’étude culturelle sur les morts et les figures macabres : bof, j’avais déjà donné dans le sujet, après tout. Elle, elle me dit qu’elle s’en était servi pour ses travaux, et elle m’installa dans un canapé pour me montrer tout ce qui lui avait plu. Il y eut tellement d’idées évoquées que le canapé lévita comme un tapis volant, au milieu des bulles d’air dans lesquelles on pouvait voir un thème différent à chaque fois.
Mais il fallait bien que je continue d’évoluer dans le mall. En m’éloignant, je faillis me perdre. Je tombai alors sur le stand de sport, et en profitai pour chercher un maillot de basket à ma taille. Au début, je ne trouvais pas : je cherchais où on les avait rangés, mais rien à faire. Puis je découvris que les uniformes du ballon orange n’étaient pas placés sur des cintres, mais bel et bien sur le dos d’un gros mec bien large qui avait dû tous les enfiler. Je regardai donc sa collection, pour voir s’il n’avait pas un maillot des Boston Celtics qui traînait quelque part, en écartant à chaque fois, un par un, toute la couche hallucinante de vêtements qu’on lui avait demandé de porter sur lui. Au bout d’un moment, forcément, j’étais obligé de plaisanter, devant la délicatesse de la situation, et demandai au gros Maya combien il en avait sur lui.
« Cinquante », me fit-il, mélangeant la bonne humeur et la résignation.
Et là, je me mis à rire, et lui dis qu’effectivement, c’était une quantité énorme. Soudain, sentant que je parlais espagnol, le faux mannequin (au sens propre) obèse me demanda si j’étais un gringo. Au fur et à mesure que je recherchais désespérément un maillot vert, je dus lui raconter mon parcours jusque-là. Je résumai, en quelques phrases, mais c’était déjà long. Il était surpris et essaya, avec son acolyte qui lui tenait compagnie, hilares, de percevoir si j’avais plutôt l’accent mexicain ou andalou. Je stoppai alors la conversation, le type devenant franchement lourd (au sens que l’on veut), se mettant même à me suivre dans le magasin pour écouter ma manière de parler. De toute façon, il n’avait aucun maillot des Celtics. Je me demande même si c’était un employé...


C’est sur le chemin de la sortie que je croisai deux filles qui m’avaient échappé jusque-là : deux blondes à la peau claire, qui auraient pu être des jumelles, me souriaient. Je les saluai et elles se rendirent compte immédiatement que j’étais Français. Je ne savais pas bien comment le prendre. En continuant à bavarder, elles m’invitèrent chez elles. Toujours en français. Sans doute des filles de la République, elles aussi.
Je me retrouverai à parler de tout et n’importe quoi dans leur cage d’escalier, jusqu’à ce que l’une dise à l’autre que, le monde étant tellement petit, il était possible que je connaisse le nom d’une commune qu’elles me posèrent devant les oreilles : c’était ma ville natale. Je n’en revenais pas ; elles non plus. Alors elles me demandèrent si je connaissais un Indien canadien qui vivait là-bas et que l’on appelait Aigle-Blanc : et oui, je voyais très bien qui était ce vieil homme à la peau dorée et aux cheveux de neige tombant jusqu’au cul, d’une raideur implacable. Nous n’en revenions toujours pas. Mais là, le climat devint un peu moins chaleureux, et elles ne voulurent plus parler d’Aigle-Blanc. Elles bredouillèrent quelques explications entre elles et je n’en saisis rien : une histoire de viol, apparemment, si j’avais bien compris. C’était drôle, non pas pour l’agression sexuelle, mais parce que je pensais instantanément à Monsieur G, lui qui était le voisin de l’Indien, et qui l’avait vu plusieurs fois pousser la chansonnette dans un pub miteux du centre-ville, avec sa guitare.
Je me rappelai aussitôt de mon père qui, s’il avait suivi mes recommandations, n’avait pas dû bouger d’un millimètre près de sa voiture, alors que la nuit était tombée violemment dehors. Pour ne pas mettre tout le monde dans la même situation, j’envoyai un message à ma sœur et à ma mère, pour leur dire que j’étais parti et que j’en aurais probablement pour un moment. Je ponctuai le texto de quelques cœurs bien rose. Les deux blondes me regardaient étrangement...
Et là, apparut un gars sans crier gare. Le mec de l’une d’elles, ou bien des deux, ce n’était pas très clair. Il n’avait pas l’air très sympathique, et était armé d’un bébé. Je me souvins alors de tant de choses. Ils me proposèrent de rester dormir chez eux : j’acceptai. Alors le jeune papa nous installa à tous des sacs de couchage en bas de leur immeuble, dans le virage qui amenait à leur quartier. Et nous nous couchâmes là, sur la route. Entre mon corps allongé sur l’asphalte et le ciel noir, il y avait des étoiles magnifiques. Un silence majestueux qui n’allait sans doute pas durer. Juste avant que je ne m’endorme, le type qui ne s’était même pas présenté me donna un conseil d’ami : me circoncire si je voulais avoir un enfant. Apparemment, ça renforçait le cordon ombilical d’un bébé. Je ne tins pas vraiment compte de cette attention si altruiste, et me concentrai plutôt sur le ciel. Alors, les étoiles bougeant entre elles se mirent en scène, et tandis qu’elles dessinaient de parfaites formes éclairées, moi, étendu sur le goudron, j’assistai à la naissance d’un enfant là-haut...

mercredi 16 octobre 2013

ROUGE-GORGE

Parfois, ça peut être chouette, l’Assemblée. Ce jour-là, au programme, une véritable petite révolution était sur le point d’être mise en place : la suppression de La Marseillaise au profit d’un autre hymne national. Inutile de préciser le scandale qui commençait à bouillonner. Une petite troupe de résistants s’était emparée d’un coin sombre de l’hémicycle, occupant plusieurs rangées de la mythique institution en désordre. À la tête de ce groupuscule, Xavier Cantat menait la barre. Il était présent. Un discours, de longues tirades envolées et probablement quelques noms d’oiseaux avaient sans doute fusé, juste avant ce rassemblement. Mais ce n’était pas grave. Lunettes enfoncées, regard baissé, Xavier tenait entre ses mains des feuillets et une partition. Ses camarades également, et ils l’imitèrent tous ensemble, alors qu’ils se mirent à chanter les paroles en chœur. On aurait dit un mignon petit récital de Noël dans une église perdue de la France profonde. Cela ressemblait à La Marseillaise, quelques couplets haineux en moins. Fini l’épisode du sang impur, Xavier Cantat et ses comparses s’abreuvaient du texte inédit, triomphants. Une salve d’applaudissements retentit au beau milieu de l’Assemblée dès que se tut la chorale.


Un spectacle émouvant. D’ailleurs, certains en avaient les larmes aux yeux. Enfin cet infâme hymne raciste et belliqueux allait pouvoir être remplacé par quelque chose de plus sain et de plus beau. On demanda alors à Xavier quel était ce chant que ces révolutionnaires venaient de lancer fièrement. Lui et sa compagne répondirent qu’il s’agissait d’une autre composition de Rouget, sans doute une partie méconnue de La Marseillaise. Mais ce n’était pas bien grave. Le changement était en marche ! En quelques secondes, toute la classe politique et les médias avaient été mis au courant, à mesure que les vainqueurs sortaient de l’Assemblée, hurlant leur victoire et la prise d’un emblème de la Nation dans une clameur époustouflante, renversant les vieux murs de leurs cris de guerre. Près de l’entrée, sur un tapis rouge, on aperçut Laurent Ruquier, interviewé au micro d’une chaîne de télé. Lunettes baissées, cheveux gris hirsutes, il manifesta son enthousiasme et son soutien au progrès historique qui allait s’accomplir. Le journaliste lui rappela que le nouvel hymne était un texte de Rouget. Mais ça non plus, ce n’était pas grave.

lundi 30 septembre 2013

EST-CE TROP ?

Un parvis de nuit était fleuri d’une étrange faune. Autour des longs bancs de béton, éventrés par des mottes de terre en leur sein, se pressaient des gens qui discutaient en attendant je-ne-sais quoi, dans le brouhaha de l’asphalte.
Tout commença avec cet homme qui vendait des peluches, peluches qui allaient bientôt devenir des joueurs de foot. Des sortes de bébés "reborn", quoi. Les silhouettes félines étaient parées d’un maillot d’une équipe de l’élite : les uniformes jaunes ou verts, chatoyants, se mariaient avec les rayures noires de leurs corps. L’étrange vendeur ambulant expliquait qu’il n’y avait malheureusement pas de contact humain direct avec elles ; c’est là où c’était dommage. Pourtant, elles étaient capables de faire des passes, des lobs, des longs centres bien administrés, bref : la panoplie parfaite du footballeur professionnel idéal (les états d’âme en moins), malgré leur cadence de robots. Ces espèces de souris mécaniques géantes, adeptes du ballon rond, allaient débarquer sur le marché, et peut-être qu’au mercato suivant, certaines d’entre elles allaient pouvoir être recrutées par des grosses écuries européennes...


Et le spectacle débuta. C’est là que je compris le pourquoi du comment du tumulte ambiant. Surgi de nulle part, Christian Estrosi apparut sur le parvis, radieux et entouré de cerbères. Vêtu de son éternel sourire sincère, le député-maire s’avança au milieu de tout le monde, la foule s’étant divisée et écartée de chaque côté de la cour urbaine, pour le laisser bien en évidence au centre de l’attention. Christian portait un énorme sac de ciment à mains nues, devant les yeux ébahis. Il ne manquait plus qu’un roulement de tambour dans le silence mondain et admiratif. Soulevant à lui seul la charge imposante, il déplaça le sac gris jusqu’à l’autre bout de l’allée, en souriant. Une lumière céleste vint presque illuminer son passage. À moins que ce ne fussent que les néons de la place. Cette procession populiste bizarre était en train de fédérer toute l’assistance autour de la figure du maire UMP, encore plus proche des gens d’en bas, des ouvriers, comme s’il s’agissait de montrer publiquement un soutien et un amour pour ceux qui galèrent à soulever des blocs de béton.
Du coup, voyant le caractère héroïque qui était conféré à Monsieur Estrosi, mon sang ne fit qu’un tour de manège : brusquement, je m’emparai d’un autre sac de ciment, laissé de côté, et imitai le politicien en transportant le fardeau de tout son poids, dans la même direction. J’y étais plutôt bien parvenu, mais rapidement, on m’arrêta pour trouble à l’ordre public, ou quelque chose comme ça. Sur le côté gauche de l’avenue qu’avait remontée Christian, il y avait une consigne, ou bien une billetterie. On m’obligea alors à prendre un récépissé et à attendre mon tour. Une femme me donna le ticket correspondant à mon délit, et je fus placé en garde à vue à cet endroit qui se remplissait, alors que les lumières venaient de s’allumer sur le parvis et que le silence de la foule s’était éteint. Décorée de banquettes de cuir rouges et dans des tons assez chics, la consigne accueillait alors de nouvelles têtes, sans que je puisse savoir quelle faute atroce leur cerveau avait commise. C’était la débandade.
Il y a pourtant une chose que je ne comprends toujours pas : pourquoi Diable ne m’ont-ils pas attaché ? Ou même menotté ? C’aurait été la moindre des choses. Mon geôlier en aura fait les frais : grand blond hargneux au possible, il portait un prix Nobel de la paix sur son visage. D’entrée, gratuitement, il m’invectiva, profitant de l’espace exigu pour m’insulter et me provoquer. Et des attaques verbales, et de l’humiliation, et de l’intimidation, soit beaucoup de tentatives vaines avant que je ne craque. La petite baltringue chialait presque de nervosité. Puis il me porta le premier coup, comme une pute. Autant de bonnes raisons dont je m’emparai sans scrupules pour lui démolir sa petite tête de con, le laissant à terre, s’exciter tout seul dans le vide et en redemander encore. Après la bagarre, je courus chercher mon bon de sortie. La même femme me donna un justificatif de fin de détention, avec la date et l’heure, et je pus enfin quitter les lieux aussi vite que j’y étais entré. Je n’arrivais pas à déterminer combien de temps j’avais passé là, malgré le laisser-sortir, mais une chose était sûre cette nuit-là : la garde à vue m’avait mis dans un retard presque insurmontable pour le boulot.


Alors, en hâte que j’étais, angoissé à l’idée de manquer le taf, j’ai traversé une forêt humide à toute allure, jusqu’à ce que je voie une tête dépasser de la fenêtre d’une cabane : elle appartenait à mon vieux pote, Monsieur T.B, un ami d’enfance. Me voyant aussi pressé, lui et son frère proposèrent de m’amener à mon lieu de travail, en bus, car ils étaient devenus chauffeurs depuis peu. La proposition tenait la route : un trajet direct spécialement pour moi, sans avoir aucun arrêt sur le chemin. La gentillesse et l’altruisme me surprirent, et nous étions déjà partis.
On a traversé beaucoup de cols et de virages en épingle pour arriver à temps, et beaucoup de voyageurs nous arrêtaient sur le chemin, sans doute en retard eux aussi, espérant que le bus les prenne, mais non : le trajet m’avait été exclusivement réservé. Moi, j’avais prévenu Mademoiselle C, ma collègue chinoise, de mon contretemps. Malgré la bataille contre le chronomètre, les deux frères ont même décidé de faire étape dans un palais qui semblait fait de marbre, pour prendre une douche.
Malheureusement, en arrivant sur place, il était déjà trop tard. L’horloge affichait 17 heures au lieu des 14 prévues. J’avais donc failli de trois heures à ma ponctualité légendaire. Le pire, c’est que j’avais même la sensation de m’être trompé d’endroit : comme si mes employeurs m’avaient envoyé dans un lieu inhabituel, ou que Monsieur T.B. ne m’avait pas amené à bon port. Car j’étais dans cet aérodrome, qui était un lycée, et inversement. Épuisé, j’avais perdu une précieuse journée de travail malgré tous mes efforts, et ce à cause d’une histoire de ciment, d’étrange meeting UMP et de garde à vue. Qui aurait bien pu avaler ça ? Il ne me restait plus qu’à déambuler comme un zombi dans ce hall de gare, avec cette cour d’école au beau milieu. Je voyais les choses en arrière. Exactement comme Monsieur F, qui paraissait avoir perdu dix ans et gagné l’équivalent en kilos : je l’avais croisé dans un bureau ouvert de l’administration, alors qu’il pestait contre ses responsables qui ne lui avaient pas accordé son départ au Japon. Son horrible jogging, son nouvel embonpoint ainsi que la barbe de son apparence de samouraï passionné de mangas parlaient pour lui. Il décampa la voix décomposée, triste et nonchalant.


Je ne voyais rien en avant. J’étais retourné là où je n’avais jamais mis les pieds. Mais dans la cour, les regards moqueurs et interloqués, les rires des filles et les sonneries de téléphones portables me semblaient familiers.