mardi 27 mars 2012

L'AMAS QUI CRACHE SUR NOS TOMBES (BORIS VIAN II)

C’était le coup d’envoi de la saison. Mais pas seulement ; ce match de foot avait un enjeu important, une saveur particulière car synonyme de renouveau.
Je venais soutenir le club de ma ville de cœur. Ce soir-là, l’accueil se fit dans l’aéroport le plus proche, et il fallait traverser un long couloir pour rejoindre la zone d’accès aux tribunes. Juste avant celles-ci, on avait érigé un espèce de musée aux couleurs du club dans une salle religieusement éclairée. Il y avait beaucoup de monde, des supporters, des non-supporters, des familles, des vigiles des curieux. Dans la foule je me frayai un chemin et je pus constater la nouvelle touche d’originalité : des maquettes avaient été construites et posées dans le dernier recoin de la salle, protégées par une vitrine. Il y en avait deux côte à côte, ou face à face, et elles étaient censées représenter à échelle réduire les deux municipalités dont les clubs s’affronteraient sur la pelouse. Au-dessus de chacune était placardé un tableau avec la composition des équipes.
Le problème, c’est que je ne reconnus pas ma si belle ville, avec ses bâtiments et ses collines miniatures, ainsi que ses faux arbres. Même si tout était parfaitement disposé, je ne parvenais qu’à distinguer le château, et encore. Les palmiers avaient même été amputés ! Où Diable étaient-ils ? Puis je compris petit à petit, l’explication était toute simple : on avait mélangé les maquettes consacrées aux deux villes. Quelle honte ! Comment avait-on pu confondre un patelin de consanguins aussi froid et terne que le leur avec ma belle cité d’azur ? J’eus envie de blâmer les architectes de bac à sable, ou bien les dirigeants du club ; et pourtant, un simple coup d’œil sur le tableau rouge et noir me confirma qu’il s’agissait de ma ville et de l’équipe que j’aimais supporter : bizarrement, beaucoup de noms avaient été remplacés mais je pus reconnaître des patronymes locaux de joueurs inconnus (dont un "Lou quelque chose", en nom composé).



Et puis ce fut un véritable chemin de croix pour accéder aux tribunes. J’avais dû me tromper dans les indications car j’atterris dans une vieille baraque typique, traversai un long couloir en bois avant de me retrouver au pied d’un escalier sombre. Quelques marches plus haut, deux types peu chaleureux zonaient en plein milieu. Ils me laissèrent passer sans prêter la moindre attention à moi ; je n’eus même pas le temps de voir leur visage. À l’étage vivait une vieille très sympathique dans un appartement pittoresque, avec les volets si caractéristiques de la région fermés pour éviter que le Soleil ne rentre. Avec un sourire, elle m’indiqua une porte qui devait mener quelque part sur le stade.
Malheureusement j’apparus en plein milieu de l’aéroport. Il était vide. Entièrement. J’étais seul devant une étendue de néant ; les énormes néons des plafonds, à plusieurs dizaines de mètres de moi au-dessus du sol, gentiment m’accompagnaient. C’était un sentiment indéfinissable, l’impression d’être libre tout en étant perdu, alors que je contemplais l’enceinte gigantesque en étant persuadé d’être seul au monde, à présent. Et en retard. Alors je me hâtai et courus comme un dératé vers la sortie la plus proche.
Une fois à l’air libre, je tombai sur un jardin dans lequel se célébrait vraisemblablement une messe. Il était entouré de cyprès et en plein milieu traînait une fontaine. À l’autre bout du jardin, je pouvais apercevoir une sorte de passage dans un tunnel noir. Bizarrement, il faisait encore à peu près jour ici, bien que le ciel fût gris au possible. Avec une certaine lueur néanmoins. Je traversai donc le terrain, rassuré par des panneaux indiquant le chemin vers des toilettes et la sortie, avec des flèches. Pour quitter l’endroit, je dus contourner la messe mais en montant quelques marches, je me retrouvai au beau milieu d’une espèce de placette servant d’estrade au curé, qui m’apostropha alors que je passais devant un énorme coffre en bois :
« Ça, c’est le cercueil de ton grand-père », me fit-il en souriant après l’avoir pointé du doigt.
Il ne m’apprenait rien. Je le savais parfaitement. Je choisis de ne rien répondre à cet être insignifiant et quittai rapidement le jardin en m’engouffrant dans ce qui ressemblait à une entrée de station de métro.



À la sortie, je me retrouvai à nouveau dans la maison avec le couloir en bois, au bout duquel je vis encore une fois les deux mecs qui n’avaient pas bougé de l’escalier. Je ne comprenais plus rien dans ce dédale invraisemblable. Je crus que cette fois-ci ils m’attendaient, mais il n’en fut rien alors que je montais les marches prudemment. Toujours impossible d’apercevoir ne serait-ce qu’un œil ou deux chez ces étranges personnages, dans la quasi-obscurité de la cage d’escalier. En haut, la vieille m’attendait, et me sourit à nouveau comme pour me dévoiler fièrement son absence de dentition. Mais comme je lui étais sympathique, elle me montra du doigt une autre porte, près de celle que j’avais empruntée. M’étais-je trompé d’issue ? Où m’avait-elle désigné la mauvaise, volontairement ou pas ? Je regardai celle que j’avais ouverte au préalable : dans le coin juste à côté, les volets étaient cette fois remontés. Par la fenêtre je pus voir d’énormes nuages noirs, s’agglutinant les uns sur les autres petit à petit à une vitesse terrifiante. Alors je pris l’autre porte, celle de gauche ; j’entendis des bruits et me retrouvai en haut d’une tribune latérale et pus enfin profiter du match.

mardi 20 mars 2012

CHAPITRE

J’avais passé un moment étrange avec une de mes ex. Et un autre mec. Je me sentais mal, mais elle, extrêmement souriante, me réconforta, ainsi qu’une amie à nous, si bien que rapidement je n’y pensais plus et me demandais même si quelque chose s’était passé.


Dehors, tout était gris. Avec des reflets violets sur cette ville colorée de béton et de baies vitrées. Tout était sombre. Pesant : quelque chose allait arriver… C’est à ce moment-là que j’appris la disparition de mon chat de la surface de la Terre. Ma sœur venait de me passer un énième coup de fil pour m’annoncer la nouvelle, et ainsi je compris peu à peu ce qui nous arrivait. Et ce qui s’était produit.

Une brèche s’était ouverte dans le monde, pendant quelques secondes, quelques minutes tout au plus. Mais elles avaient dû sembler une éternité. Cette catastrophe naturelle expliquait l’atmosphère et le climat apocalyptiques que l’on pouvait ressentir à ce moment-là. J’eus des visions de notre planète s’entrouvrant dans son coin droit, comme une orange, alors qu’un angle obtus se dessinait aux trois quarts, environ. Moi, à l’intérieur, je n’avais rien ressenti, si ce n’est que le ciel s’assombrissait dangereusement et que les reflets violets sur notre quotidien devenaient vraiment inquiétants. J’imaginais alors des falaises entières s’écrouler, des vents souffler à une vitesse qu’aucun être humain ni Poséidon lui-même n’auraient pu concevoir.


Apparemment, mon chat s’était enfui de la cage dans laquelle ma sœur le transportait, posée sur la banquette arrière de la voiture. Pourquoi s’était-il échappé ? On l’ignorait, mais il avait visiblement sauté par la fenêtre du véhicule vert, s’engouffrant entre le béton et les baies vitrées, sans doute à la recherche d’une vie meilleure. Malheureusement, sa décision fut prise au mauvais moment et il se retrouva emporté par une tornade alors que le monde s’entrouvrait brièvement de manière inexplicable.

J’étais inconsolable. Au téléphone, je demandai à ma sœur s’il n’y avait pas un moyen de le localiser, grâce à une collerette électronique qu’elle lui avait posé afin de savoir où il se trouvait en permanence.
« Oui, il y a un moyen, me dit-elle. Mais là, aucun signal ne répond ».
Je me doutais bien que jamais elle n’aurait pu imaginer que son imprévisible félin s’échappe à des années-lumière de sa cuisine, sa litière et sa gamelle.
« Soit il est mort, soit il se trouve actuellement quelque part dans l’univers », poursuivit ma sœur bizarrement impassible et résignée face à la disparition de son chat, qui était un des êtres les plus importants à ses yeux.
Puis elle enfonça le clou, comme pour faire comprendre la vérité à un enfant qui refuse de l’accepter :
« De toute façon tu sais, maintenant là où il est je ne peux plus lui faire sa piqûre… ».
Eh oui, pour couronner le tout, ce con de chat était diabétique. Je raccrochai. Les catastrophes et les vents semblaient s’être arrêtés, alors que je ne pouvais plus freiner mes pleurs. La vie reprenait son cours, comme me le prouva cet homme qui fixa un panneau publicitaire pour des puzzles, à quelques mètres de moi sur la route d’en face. Heureusement qu’Elle était là, pour sécher mes larmes…


Je me retrouvai dans son appartement pour me changer les idées. Mais je n’y parvenais pas. Il y avait ses deux nouvelles colocataires, et la décoration avait radicalement changé. Des tapis vieillots, de la dentelle sur la table, un buffet en bois sur lequel étaient posés minutieusement quelques bibelots, un fauteuil de grand-père près de la fenêtre et une tapisserie horrible aux murs. Rien de tel pour retrouver le moral. On aurait dit un appartement de style lillois. Cons de ch’tis… Malgré le chocolat chaud et les sourires faits pour me permettre de penser à autre chose, j’étais mal et ne pouvais oublier mon chat. Alors je me réfugiai derrière le premier quotidien que je trouvais à proximité pour ne pas que l’on me voie pleurer, mais au fur et à mesure de mes sanglots, mes larmes faisaient des trous dans le journal, et les yeux humides et tristes que j’essayais de cacher ses révélèrent à Elle et ses amies.


Je voulus fuir de toutes ces teintes de gris infiniment tristes qui m’encerclaient et n’en finissaient plus. En sortant de cet enfer picard, un pléonasme, je déambulai seul et me dirigeai vers un espèce de petit parc sans arbres, sans rien. On aurait dit un terrain de jeu abandonné ou une arène fantôme, pleine de sable avec sa configuration circulaire.
C’est là que je vis une des premières choses en couleur de la journée : une enseigne, entourant une petite maison à trois étages, indiquait un genre de spectacle de foire, en grosses lettres capitales rouges sur fond noir. On pouvait y voir le dessin effrayant d’un ours peu accueillant. Il y avait quelques personnes devant la vieille baraque, ce qui brisa le silence dans lequel j’avais été plongé. On m’expliqua qu’au deuxième étage vivait un ours qui apparaissait lorsqu’on l’appelait en chantant et en indiquant l’année dans laquelle on se trouvait, dans le couplet, et que seuls les plus courageux (ou les plus fous) pouvaient essayer d’invoquer l’ours qui viendrait alors les poursuivre, et qu’il faudrait fuir sous peine de laisser sa vie au bout d’une putain de grosse patte griffue. Les plus courageux ou les plus fous ? Apparemment mon interlocuteur faisait partie de cette deuxième catégorie (en plus de paraître complètement ivre) car je le vis entamer un chant incompréhensible pour défier l’horrible animal qui allait venir le chercher. Alors, complètement paniqué je m’éloignai de la maison sans pour autant la perdre de vue, curieux. J’attendais le moment où l’ours allait débarquer pour en foutre une fatale au pauvre homme qui continuait à chanter devant l’enseigne. Il annonça l’année 1974, ce qui attira mon attention. 1974 ? Espérant que le malheureux et inconscient ivrogne se soit trompé, je m’approchai en toute sécurité, convaincu que par conséquent rien ne se produirait, mais je vis pourtant sur l’entrée, à côté du dessin terrifiant de l’ours, les chiffres qui composent l’année 1974.
Que s’était-il passé avec le temps ? La brèche ouverte dans le monde avait-elle changé quelque chose ? Pensant avoir fait un saut de temps, je n’en pris pas beaucoup pour réfléchir et reculai de devant l’étrange maison, apeuré. L’homme s’était arrêté de chanter. Tout le procédé d’invocation avait pourtant été effectué : l’ours n’était toujours pas apparu. Je me rapprochai, à tâtons et prêt à m’échapper à tout moment, alors que lui se mit à interpeler son adversaire bestial en l’injuriant, rabaissant sa puissance et sa virilité. Depuis le bas de la maison, je détaillai les vieux volets de l’étage du dessus en espérant que l’animal dorme exceptionnellement et ne se pointe pas par surprise : car l’ours n’apparaitrait pas. À la fois déçu et soulagé avec un sourire de mépris à la bouche, je laissai derrière moi l’illuminé s’épuiser à hurler de colère, tapant des pieds de toutes ses forces dans l’arène sablonneuse et dans l’obscurité.


En m’éloignant, moi et mes doutes sur ce que je venais de vivre, je constatai à la sortie du parc un magnifique point de vue sur la ville. Je regardai ainsi toutes ces constructions de béton et de baies vitrées qui n’avaient pas bougé. Je pensais à mon chat. Dans ce paysage, une énorme tour en chantier attira mon regard attristé. Cette fois-ci, plus de reflets violets. Pourtant, après tout ça, le Soleil ne s’était toujours pas levé.

mardi 13 mars 2012

UN LÉZARD SANS QUEUE NI TÊTE

Je décidai de revenir chez moi ce jour-là. J’avais envie d’un nouveau retour précipité, ma famille me manquait et mon quotidien ici devenait de plus en plus étrange. L’ex-doyen de la fac, un ivrogne moustachu aux lunettes pétillantes, était pris dans une histoire d’adultère si scandaleuse que même ma tante, à plusieurs milliers de kilomètres de là, avait eu vent de l’affaire et l’avait colportée à ma mère qui me la transmettrait par la suite.
« Ils passent leur temps à se lécher le visage, si bien qu’à aucun endroit l’un ne décolle son corps de celui de l’autre ! ». Quelle honte… Apparemment, le bon vivant batifolait avec sa douce et faisaient l’amour dans chaque pièce, chaque étage, chaque bâtiment. Joli.
Je pense que si ma tante s’était penchée sur le ragot, c’était aussi car mon père semblait être dans le même cas. Du moins, c’est ce qu’elle soupçonnait. J’avais eu ma mère au téléphone alors qu’elle-même tenait cette conversation avec sa sœur ma tante, sur son autre téléphone cellulaire. Depuis mon combiné je me foutais de sa gueule en l’imitant à haute voix. Occupée avec ma mère, j’espérai qu’elle n’eût rien entendu…


Mon père était dans les parages et avant d’aller à l’aéroport je voulus déjeuner avec lui. Resto hyper chic, banquettes grenat et décor bordeaux. Je retrouvai mon paternel attablé… avec le doyen et sa maîtresse. Il y avait d’autres gens que je ne saurais nommer ni reconnaître, mais une atmosphère de trahison et d’hypocrisie, malgré l’énorme sourire et la bonne humeur de mon père. Avec qui couchait-il ? Était-il en train de refaire sa vie ? Après tout, je m’en foutais et baissais la tête pour ne croiser ni leurs regards ni leurs blagues de mauvais goût. Et ce putain de serveur qui tardait à m’amener un plat végétarien ("vétégea… ? La maison n’avait jamais entendu ce mot-là, mais j’ai l’habitude ; il est bien connu que quand t’es végé, t’as rien). Au bout d’un moment, je le pris en grippe plutôt que par le col, et lui demandai de m’expliquer le retard de ma commande. Il avait l’air confus, bredouilla deux-trois trucs incompréhensibles dans sa barbe rasée de près et me fit signe de l’accompagner pour que je puisse comprendre quelle charrette il trainait derrière lui. Après les cuisines et au bout d’un couloir, intrigué, il m’ouvrit une porte.
Et là je vis, halluciné, le mari de la marraine de ma sœur que je croyais mort, nu et affalé sur un canapé en cuir, dans ce qui ressemblait à une salle de repos pour le personnel. Je n’en revenais pas mais ce n’était peut-être pas lui car il ne me reconnut pas. Se tenant la verge et les poils (difficilement) pour préserver son intimité, il se plaignait d’un torticolis atroce et je compris alors que le serveur faisait des allers-retours et son possible pour l’aider. Le sosie serra son pénis de plus belle car quelques serveuses pleines de curiosité et de compassion venaient d’entrer, avant que le serveur ne les foute à la porte en deux temps trois mouvements. Alors il me montra comment il comptait procéder : il se mit à mélanger une pâte verte et visqueuse à de l’alcool à 90, pour « lui appliquer dans le cou et soulager la douleur ». Ahuri, je lui criai qu’il était taré ; il me répondit qu’il n’était pas médecin.
Après ça, je me redirigeai vers la salle et me rassis. Finalement mon plat arriva après que le garçon eût délaissé pour un temps son costume de sage-femme. Un bol ridicule de tomates avec de la mozzarella. Parfait, y’a pas de lézard…


Dehors il pleuvait comme chiens et chats et à la terrasse d’un café l’on pouvait assister à une dispute familiale. Le père effacé, la mère remontée, et leurs deux enfants, un grand dadais ayant dépassé près de 9 fois la vingtaine et sa petite sœur, en pleurs. L’adolescente se plaignait, à grosses larmes de crocodile, d’être une bourgeoise et de ne pas l’avoir choisi à la naissance. Les deux hommes, père et fils, fermaient lâchement ou intelligemment leur gueule et la mère s’empressa de réconforter sa fille en lui disant qu’enfin, être une bohémienne ce n’était pas une vie mais les larmes et les cris reprirent ; alors elle lui expliqua qu’être une bourgeoise permettait de consolider un certain lien de justice sociale dans la hiérarchie du peuple, ce sur quoi la fille se calma. Je détournai alors ma tête de ce spectacle et à la porte du resto, je vis que mon père n’avait pas perdu sa bonne vieille habitude de fantasmer sur les models de lingerie en photo dans les rues, sur des panneaux publicitaires, dont cette ravissante métisse caribéenne aux longs cheveux. Pour le coup et avant de prendre congé, je le compris.


À l’aéroport, je profitai de la nonchalance de tout le personnel d’une compagnie bon marché pour m’infiltrer dans un avion qui décollait deux heures avant celui sur lequel j’étais enregistré. Malchance, il s’agissait d’un tout petit appareil bleu et jaune, dont ma sœur m’avait parlé, en m’aidant pour la réservation : les sièges, s’il n’y avait plus de place libre, étaient uniquement destinés aux vieux et aux enfants. Évidemment, la carlingue (pourrait-on parler d’"avion" ?) se remplit de retraités et d’enfants ayant gaiement choisi de voyager avec les tarifs préférentiels de la compagnie holocauste. Alors je dus me contraindre à rester debout, cramponné à une barre verticale comme dans un funiculaire, alors que l’on décolla et que le vol prit une étrange trajectoire ascendante.


Après ce voyage éreintant, j’arrivai avec beaucoup d’avance vers chez moi et je m’assis en attendant, réfléchissant au programme que j’allais établir pour le peu de temps que j’allais rester là, quelques dizaines d’heures tout au plus. Je fumai une cigarette devant le portail quand je vis ma mère et ma sœur descendre, espérant leur faire la surprise de mon avance sur l’horaire prévu. Absolument pas étonnées ni enthousiastes, elles m’embrassèrent furtivement mais avec tendresse, avant que je leur explique mes péripéties. Peu d’écoute. Un peu vexé, je leur demanderai alors quel était le programme (tout en constatant un drapeau à bandes rouges et dorées flottant sur le balcon du rez-de-chaussée : je ne l’avais jamais remarqué), ce à quoi elles me répondirent qu’il fallait aller diner chez ma grand-mère paternelle, veuve depuis peu. J’avais prévu de me mettre une murge avec Monsieur G, et leur fit donc part de mon mécontentement en insistant sur le peu de temps que j’avais devant moi, mais elles m’obligèrent, pour soutenir ma grand-mère.
Au final ma grand-mère semblait aller bien. Dieu ce que ses cheveux avaient poussé… Je ne comprenais pas pourquoi. À table, il y avait des Mexicains et une Chinoise sur le fauteuil de mon défunt grand-père… Personne ne les connaissait, et ils avaient l’air très jeunes pour être des connaissances de ma grand-mère nonagénaire. On discuta Aztèques et Mayas avec les Mexicains. Mais je restais un peu en retrait avec ma sœur qui m’avait manqué. Pour détendre l’atmosphère, je sortis mon appareil photo et lui montrai un cliché très mignon de moi tenant un porcelet nouveau-né, dans un marché où il sera plus tard vendu à des bouches affamées de bacon.


Je compris plus tard que ma seule journée de retour chez moi se passerait dans un centre commercial, dès le lendemain. C’étaient les soldes. À l’intérieur, j’eus l’impression de voir et reconnaître chaque personne que j’avais côtoyée dans ma vie, dans une ambiance de fête avec de la musique, et des ballons gonflables qui longeaient les murs avant de monter progressivement chaque cercle d’étage à air libre, comme en ascension vers Dieu. Je crus voir le doyen, sa femme et non sa maîtresse, que des rires et même des gens roulant sur d’énormes bicyclettes hautes dans cette enceinte qui ressemblait au Paradis car on ne distinguait pas le toit tant il était haut, au-dessus d’innombrables coursives circulaires. Au cœur de ce spectacle mercantile, religieux et humain, j’empruntai un escalator pour monter au premier étage. Au coin d’un couloir, une porte légèrement cachée attira toute mon attention. Je ne tins pas compte de l’écriteau "privé" et entrai, de toute manière je ne connaissais pas très bien la langue dans laquelle il était écrit. Et là je poussai un cri d’effroi en voyant les restes d’une horrible créature verte et dépecée à la manière d’un lapin, ne lui laissant que la chair à vif et des yeux aux dimensions devenues épouvantables par rapport au reste du corps. La bête, prête à être découpée et vendue, faisait plus de deux fois ma taille, et à sa gueule béante était fixé un crochet pour la maintenir debout. Le monstre semblait me regarder, me parler… Je le détaillai non sans peur. C’était un putain de dragon.

mardi 6 mars 2012

LA FEMME QUI MANGEAIT SES VÊTEMENTS

Je me réveillais là où j’avais pris le bus la veille, pour rentrer chez moi. Je dormais sur un banc. La première chose que je vis, au loin en entrouvrant les yeux, c’était cette vagabonde sévillane : grande, très grande ; maigre, très maigre ; les yeux remplis de cernes et les cheveux sales. D’habitude, elle pouvait être aperçue dans une autre contrée. Soudain, je remarquai à mes côtés, sur le banc, une autre fille peu accueillante, déjà envahissante. Une furie, disons. Alors elle m’apostropha et m’a demandé des tonnes de choses, soûlante et oppressante. J’avais mon ordinateur près de moi, sur lequel j’avais beaucoup écrit. À ce moment-là, la furie me prit un peu à l’écart pour me demander mon avis sur une lettre qu’elle venait d’écrire. J’y jetai alors un œil, un peu obligé.


C’étaient les caractères d’un alphabet que je ne connaissais pas, que je n’avais jamais vu car il n’existait pas et je l’ignorais. Difficile d’émettre un jugement dans ces conditions ! Confus mais intrigué, je retournai alors sur mon banc en espérant me débarrasser du démon. Même pas une succube, car elle n’avait rien d’attirant.


C’est alors que je remarquai l’absence de mon ordinateur. Volastilisé. Paniqué, je regardai rapidement dans tous les coins de la rue pour voir qui Diable avait pu subtiliser mon portátil, si vite que la gitane d’en face eut à peine le temps de le glisser dans un espèce de sac, croyant être à l’abri de mon champ de vision. Alors je compris le stratagème de l’autre harpie, de mèche toutes deux. Solidarité féminine, machiavélique. Comme un dingue je me ruai sur elle, assise par terre sur le trottoir d’en face. Non sans insulter et haïr verbalement la Jument de Troie que je préférais laisser derrière moi, par peur de lui couper un bras, alors qu’elle continuait à vociférer seule, prétextant être innocente.
Dans le regard de la misérable, adossée à un mur sale, comme ses cheveux, je ne vis que du remord et de la culpabilité. Peut-être également une part d’arrogance et de défi, comme résignée à je-ne-sais quoi. Je récupérai mon bien au bord de l’explosion de nerfs. Elle ne prononça pas un mot. Alors comme un connard je l’humiliai en la rabaissant sur sa condition sociale (ce qui ne me ressemble pas). Elle ne prononça toujours pas le moindre mot. Là-dessus, en rage dedans, à l’intérieur, je me barrais en la laissant seule avec sa housse de couette comme seule compagnie.


Je ne lui ai pas raconté tout ça, à Elle : elle était trop occupée à chercher une destination pour les vacances. Ou peut-être pour vivre. J’avais du mal à prendre une décision, son enthousiasme et son autorité faisaient le reste. J’ai du mal à me souvenir avec exactitude des endroits qu’elle me montrait. Je me souviens juste d’une vallée qui me semblait trop en altitude. Deuxième et dernière proposition : un lieu escarpé aux collines bleues avec des étendues de cactus. Je revois encore les images… et le choix me semblait bon car tout était magnifique.
J’avais du mal. Difficile d’être certain car il y avait forcément toujours quelque chose à redire. Puis il y eût une coupure de courant. Et des reproches. Et ses colocataires féminines non-loin, préparant une paella bien grasse en riant dans la cuisine. Bref, c’était la fête dans le piso. Pas pour moi.