lundi 30 septembre 2013

EST-CE TROP ?

Un parvis de nuit était fleuri d’une étrange faune. Autour des longs bancs de béton, éventrés par des mottes de terre en leur sein, se pressaient des gens qui discutaient en attendant je-ne-sais quoi, dans le brouhaha de l’asphalte.
Tout commença avec cet homme qui vendait des peluches, peluches qui allaient bientôt devenir des joueurs de foot. Des sortes de bébés "reborn", quoi. Les silhouettes félines étaient parées d’un maillot d’une équipe de l’élite : les uniformes jaunes ou verts, chatoyants, se mariaient avec les rayures noires de leurs corps. L’étrange vendeur ambulant expliquait qu’il n’y avait malheureusement pas de contact humain direct avec elles ; c’est là où c’était dommage. Pourtant, elles étaient capables de faire des passes, des lobs, des longs centres bien administrés, bref : la panoplie parfaite du footballeur professionnel idéal (les états d’âme en moins), malgré leur cadence de robots. Ces espèces de souris mécaniques géantes, adeptes du ballon rond, allaient débarquer sur le marché, et peut-être qu’au mercato suivant, certaines d’entre elles allaient pouvoir être recrutées par des grosses écuries européennes...


Et le spectacle débuta. C’est là que je compris le pourquoi du comment du tumulte ambiant. Surgi de nulle part, Christian Estrosi apparut sur le parvis, radieux et entouré de cerbères. Vêtu de son éternel sourire sincère, le député-maire s’avança au milieu de tout le monde, la foule s’étant divisée et écartée de chaque côté de la cour urbaine, pour le laisser bien en évidence au centre de l’attention. Christian portait un énorme sac de ciment à mains nues, devant les yeux ébahis. Il ne manquait plus qu’un roulement de tambour dans le silence mondain et admiratif. Soulevant à lui seul la charge imposante, il déplaça le sac gris jusqu’à l’autre bout de l’allée, en souriant. Une lumière céleste vint presque illuminer son passage. À moins que ce ne fussent que les néons de la place. Cette procession populiste bizarre était en train de fédérer toute l’assistance autour de la figure du maire UMP, encore plus proche des gens d’en bas, des ouvriers, comme s’il s’agissait de montrer publiquement un soutien et un amour pour ceux qui galèrent à soulever des blocs de béton.
Du coup, voyant le caractère héroïque qui était conféré à Monsieur Estrosi, mon sang ne fit qu’un tour de manège : brusquement, je m’emparai d’un autre sac de ciment, laissé de côté, et imitai le politicien en transportant le fardeau de tout son poids, dans la même direction. J’y étais plutôt bien parvenu, mais rapidement, on m’arrêta pour trouble à l’ordre public, ou quelque chose comme ça. Sur le côté gauche de l’avenue qu’avait remontée Christian, il y avait une consigne, ou bien une billetterie. On m’obligea alors à prendre un récépissé et à attendre mon tour. Une femme me donna le ticket correspondant à mon délit, et je fus placé en garde à vue à cet endroit qui se remplissait, alors que les lumières venaient de s’allumer sur le parvis et que le silence de la foule s’était éteint. Décorée de banquettes de cuir rouges et dans des tons assez chics, la consigne accueillait alors de nouvelles têtes, sans que je puisse savoir quelle faute atroce leur cerveau avait commise. C’était la débandade.
Il y a pourtant une chose que je ne comprends toujours pas : pourquoi Diable ne m’ont-ils pas attaché ? Ou même menotté ? C’aurait été la moindre des choses. Mon geôlier en aura fait les frais : grand blond hargneux au possible, il portait un prix Nobel de la paix sur son visage. D’entrée, gratuitement, il m’invectiva, profitant de l’espace exigu pour m’insulter et me provoquer. Et des attaques verbales, et de l’humiliation, et de l’intimidation, soit beaucoup de tentatives vaines avant que je ne craque. La petite baltringue chialait presque de nervosité. Puis il me porta le premier coup, comme une pute. Autant de bonnes raisons dont je m’emparai sans scrupules pour lui démolir sa petite tête de con, le laissant à terre, s’exciter tout seul dans le vide et en redemander encore. Après la bagarre, je courus chercher mon bon de sortie. La même femme me donna un justificatif de fin de détention, avec la date et l’heure, et je pus enfin quitter les lieux aussi vite que j’y étais entré. Je n’arrivais pas à déterminer combien de temps j’avais passé là, malgré le laisser-sortir, mais une chose était sûre cette nuit-là : la garde à vue m’avait mis dans un retard presque insurmontable pour le boulot.


Alors, en hâte que j’étais, angoissé à l’idée de manquer le taf, j’ai traversé une forêt humide à toute allure, jusqu’à ce que je voie une tête dépasser de la fenêtre d’une cabane : elle appartenait à mon vieux pote, Monsieur T.B, un ami d’enfance. Me voyant aussi pressé, lui et son frère proposèrent de m’amener à mon lieu de travail, en bus, car ils étaient devenus chauffeurs depuis peu. La proposition tenait la route : un trajet direct spécialement pour moi, sans avoir aucun arrêt sur le chemin. La gentillesse et l’altruisme me surprirent, et nous étions déjà partis.
On a traversé beaucoup de cols et de virages en épingle pour arriver à temps, et beaucoup de voyageurs nous arrêtaient sur le chemin, sans doute en retard eux aussi, espérant que le bus les prenne, mais non : le trajet m’avait été exclusivement réservé. Moi, j’avais prévenu Mademoiselle C, ma collègue chinoise, de mon contretemps. Malgré la bataille contre le chronomètre, les deux frères ont même décidé de faire étape dans un palais qui semblait fait de marbre, pour prendre une douche.
Malheureusement, en arrivant sur place, il était déjà trop tard. L’horloge affichait 17 heures au lieu des 14 prévues. J’avais donc failli de trois heures à ma ponctualité légendaire. Le pire, c’est que j’avais même la sensation de m’être trompé d’endroit : comme si mes employeurs m’avaient envoyé dans un lieu inhabituel, ou que Monsieur T.B. ne m’avait pas amené à bon port. Car j’étais dans cet aérodrome, qui était un lycée, et inversement. Épuisé, j’avais perdu une précieuse journée de travail malgré tous mes efforts, et ce à cause d’une histoire de ciment, d’étrange meeting UMP et de garde à vue. Qui aurait bien pu avaler ça ? Il ne me restait plus qu’à déambuler comme un zombi dans ce hall de gare, avec cette cour d’école au beau milieu. Je voyais les choses en arrière. Exactement comme Monsieur F, qui paraissait avoir perdu dix ans et gagné l’équivalent en kilos : je l’avais croisé dans un bureau ouvert de l’administration, alors qu’il pestait contre ses responsables qui ne lui avaient pas accordé son départ au Japon. Son horrible jogging, son nouvel embonpoint ainsi que la barbe de son apparence de samouraï passionné de mangas parlaient pour lui. Il décampa la voix décomposée, triste et nonchalant.


Je ne voyais rien en avant. J’étais retourné là où je n’avais jamais mis les pieds. Mais dans la cour, les regards moqueurs et interloqués, les rires des filles et les sonneries de téléphones portables me semblaient familiers.