dimanche 16 septembre 2018

JE ME TUE À VOUS DIRE QUE JE SUIS VIVANT


Je m’étais toujours senti mal en montagne. Je veux dire, comme apeuré par une présence invisible, troublé par quelque chose que j’aurais été incapable de nommer ou de décrire. Je ne sais qui du silence ou du vide me provoquait le plus d’angoisses : cette sensation d’isolement, cette impression que ma seule présence dérangeait une quiétude plusieurs fois millénaire entre les titans de calcaire qui ne m’avaient jamais souhaité la bienvenue, tout ce malaise, je le connaissais bien depuis l’enfance. Et c’était bien pire la nuit, et ça virait presque à la terreur lorsque je me demandais si les sommets n’étaient pas vivants. C’était ce que je racontais à Monsieur M et Mademoiselle C, intrigués par mon récit et aussi silencieux que la roche, à mesure que nous nous approchions du hameau.


Mes parents avaient une maison à la montagne. Dans l’obscurité, le chalet d’une quinzaine de mètres carrés, de plain-pied, était identique à celui que j’avais toujours connu : la blancheur de son bois dénotait quelque peu dans la nuit profonde, et même s’il gisait toujours au même endroit, surplombant une petite bosse de pierres anthracites, il semblait être rénové. Avec mes deux amis, nous n’entrâmes pas à l’intérieur, car je savais que la petite maison était entièrement vide, simplement meublée de vieux souvenirs. Moi, je restais là à contempler la solitude de ces quatre murs au beau milieu de la gorge béante de la vallée. À quelques milliers de mètres au-dessus de nous, se tenait le Mont dont j’avais oublié le nom, assoupi, si noir que même le ciel nocturne peinait à le recouvrir. Je luttais pour ne pas sentir mon sang se glacer devant mes deux compagnons, aussi je tournai le dos au monstre de roche en m’appuyant nonchalamment sur la barrière en bois qui entourait la maison. Celle-ci se prolongeait contre les parois naturelles des immenses cailloux qui nous entouraient, formant une rampe qui indiquait le chemin jusqu’à la station, plusieurs mètres plus bas. Ne pouvant plus supporter l’isolation de cet endroit, j’invitai Monsieur M et Mademoiselle C à descendre, en esquissant un furtif au revoir à la maison de mes parents en touchant la fenêtre du regard.
Dans la descente en escaliers naturels, nous croisâmes des membres d’une tribu indigène qui vivait dans cette vallée. Ils étaient un petit groupe, presque entièrement nus, uniquement vêtus de pagnes en peaux d’animaux, et arborant chacun un masque distinctif : une tête de tigre, une gueule de démon grimaçant, un casque d’ossements… Mais comme il est de coutume en montagne, nous nous saluâmes tous, mes amis, eux et moi, d’un bonsoir chaleureux et poli.


Il y avait bien longtemps que je n’étais plus retourné dans cette station de sports d’hiver. Le temps avait fait son affaire, à cet endroit : à l’intérieur de la galerie commerciale, j’essayai de me remémorer le chemin qui menait à la salle de jeux dans laquelle j’aimais me rendre, seul, quand j’étais enfant. J’y avais perdu tellement de temps et tant d’argent. Mais je m’y sentais bien, dans les entrailles de ce village artificiel abandonné dans les méandres des montagnes.
Ce jour-là, l’accueil de la galerie ressemblait à un hall de gare apocalyptique. Tous les bureaux et guichets étaient pris d’assaut par une armée de personnes désorientées, allant et venant dans tous les sens et leur contraire. Des familles, des enfants, des skieurs, des gens pressés. Le bruit des haut-parleurs à informations inutiles, couplé au tumulte strident des valises à roulettes qui parcouraient la salle blanche, provoquaient une cacophonie impressionnante et maladive.
Monsieur M, Mademoiselle C et moi-même devions nous dépêcher pour récupérer nos forfaits pour le weekend. Nous avions décidé de participer à un programme d’enseignement du ski alpin à des enfants, qui garantissait, en contrepartie, un pass libre pour la journée. Nous nous étions dit que cette idée était parfaite pour économiser le prix exorbitant de billets donnant le droit d’aller découvrir les pistes blanches.


Au beau milieu de ce vacarme, il n’était pas facile de savoir, à trois, ce que nous avions à payer. Mais à un moment, je remarquai une énorme horloge au centre de la pièce : elle indiquait 4 heures du matin. Comment avions-nous pu perdre autant de temps ? Mes deux amis n’y croyaient pas une seconde : pour eux, l’horloge ne marchait pas et affichait de pures chimères. Il n’y avait pas d’autre explication.
Pourtant, j’eus rapidement l’idée de regarder la date en-dessous de l’immense cadran, et là, je compris notre erreur : ce dimanche-là, nous étions passés à l’heure d’été. Et si l’horloge indiquait 4 heures, dans nos cerveaux, nous étions restés à 3 heures du matin.
Ça ne faisait pas une grande différence sur notre programme, mais nous ne comprenions pas comment nous avions pu à ce point oublier le temps qui passait sous nos yeux. Peut-être était-ce lorsque nous étions arrivés à la maison de mes parents ? Tout semblait accéléré. Le problème, c’était le réveil matinal, quelques heures après, pour aller donner la leçon de ski. Avec à peine trois heures de sommeil, nous n’aurions jamais pu être en forme devant ces hordes d’enfants hyperactifs qui trépignaient déjà d’impatience, depuis l’hiver précédent, à l’idée d’aller chausser leurs skis de sept lieues pour découvrir la montagne.
Alors, nous décidâmes, avec Monsieur M et Mademoiselle C, d’abandonner ce qui était pourtant un beau projet d’une journée. Plus qu’autre chose, ce qui nous hantait, c’était l’idée de ne pas avoir su à quel moment exact le calendrier nous ôtait soixante minutes de nos agendas et de nos existences.
Penaud, je sortis de la galerie et scrutai le Mont, au loin. De là, il paraissait encore plus majestueux et plus obscur, alors que paradoxalement, seule son échine se déchirait de la nuit, la Lune laissant deviner une gigantesque silhouette rocailleuse noire dans le noir de la nuit. En m’engouffrant dans un télésiège, je me demandai si la montagne aussi avait laissé s’échapper cette heure qui n’avait jamais existé, sans pour autant s’en rendre compte.


Quelque temps après, ouvrant difficilement les yeux, je me réveillai à l’hôpital. J’ignorais ce que je faisais là. La salle était d’un blanc sordide qui me brûlait la rétine, et je vis se tenir debout face à moi mon médecin, le docteur H. Il avait un sourire carnassier et méprisant que je ne lui connaissais pas. Et alors qu’il me tirait du lit de ses yeux sadiques, je sentis sa blouse se coller à moi et ses bras m’empoigner, et me forcer à faire des mouvements d’ostéopathie en m’allongeant sur le dos, puis me remontant brusquement jusqu’à son visage, mécaniquement, sa main derrière ma nuque, profitant de mon incapacité à bouger, et me répétant, comme à un enfant à qui l’on chante une berceuse funèbre avant de l’étrangler, que j’étais responsable de ce qui m’arrivait, entièrement responsable, que j’avais bien cherché mes problèmes de gorge, de pharyngite, ou de ce que je voulais. C’était entièrement de ma faute si je crachais du sang.