mardi 15 mai 2012

TAMBOUR

Dans cette pièce aux murs sombres, aux couleurs de brique calcinée, nous étions réunis en famille. L’ambiance était à la fois pesante et détendue, au beau milieu de la salle à manger. Il manquait cependant mon père, parti s’occuper d’une tâche quelque peu ingrate : obtenir la confirmation de la mort de mon grand-père, qui lui était resté parmi nous, un peu anxieux, vêtu de son indémodable bleu de travail, dans son non moins éternel fauteuil. Les discussions allaient bon train durant cet instant familial anodin, jusqu’à ce que mon père réapparaisse avec une mine quelque peu préoccupée. Alors que nous attendions le verdict, personne ne tarda à comprendre : mon vieux grand-père devait s’en aller, et on allait venir le chercher. Ainsi il se leva de son fauteuil, dans un mélange de déception et de résignation, presque en haussant les épaules.
« Bon… ».
Ce fut donc le moment que choisirent ma mère et ma sœur pour introduire le chat dans la machine à laver. Un peu surpris, je leur demandais si ça ne risquait rien et que ça n’allait pas l’abîmer, mais elles me répondirent que non. Alors on le mit en marche, dans le tiroir à lessive et non directement dans la machine. Pas longtemps, juste 30 secondes. Suffisantes pour qu’il puisse prendre une douche et sortir de là les yeux fermés, trempé des oreilles à la queue, humilié et dans l’incompréhension la plus totale avec son poil hérissé et gonflé de peur et d’eau. On aurait dit un rat à fourrure grise que l’on venait de repêcher, au bord de la noyade.


Je pense que tout cela m’affecta énormément. Pour preuve, je ne me souviens plus des instants qui ont eu lieu par la suite, jusqu’à ce que je me retrouve dans un bar austère du quartier où l’on se lavait les pieds en public. Il me semblait avoir vu des chevaux, alors que la clientèle du bistro me dérangeait fortement. Puis je sortis pour la retrouver.
On devait se rejoindre sur les hauteurs. En premier lieu, elle me fit une réflexion sur l’odeur de café que je dégageais, m’expliquant qu’en été, les relents d’expresso se sentaient beaucoup plus fortement, etquilfallaitquejefasseattentionparcequeçapouvaitlagêner, etquecétaitpourmoiquelledisaitçaaprèstout. À ce moment-là, une ancienne camarade de classe, de l’époque du lycée, apparut. Elle nous demanda si nous attendions le premier jour de cours, ce à quoi nous répondîmes en acquiesçant. Puis elle nous parla un peu. Sur le chemin abrupt en descente, par cette journée magnifique avec toute cette verdure qui nous surveillait discrètement, j’expliquais que j’étais en quatrième année, et que même si elle avait près de vingt-cinq ans, dont trois printemps de plus que la moyenne, la deuxième année qu’elle allait commencer était la période rêvée pour ne rien branler. Et mon opinion de vétéran ne plut guère à la seconde fille qui venait de se joindre à nous, peu enthousiaste à l’idée de débuter sa première année.


Mais de cette journée comme les autres, difficile à saisir, tout restait confus. Comme si rien n’aurait jamais la moindre répercussion…

mercredi 9 mai 2012

SAVOIR APPRÉCIER LE SILENCE

Plusieurs fois j’eus l’impression d’être assailli par un horrible cafard aux ailes blanches, couleur de soie, aux dimensions cauchemardesques. À deux reprises, je crois. Mais il n’en était rien.
Tout n’était qu’argent. Et hypocrisie. Dans une gare de bus, je voulus tuer un guichetier qui refusait de me vendre un titre de transport pour une raison obscure. On essaya de me retenir, de me ceinturer, de m’immobiliser. Le seul exutoire que je trouvai alors fut de cracher au visage d’une pauvre bourgeoise, veuve ou célibataire, qui n’avait rien demandé. Je m’en foutais. Face à son indignation, je légitimai mon acte en l’insultant.
Et ça continuait. Plus tard, je vis un attroupement au coin d’une rue : un mec que je connais depuis l’école, ami d’un jeune homme qui venait de mourir dans un accident de moto (Monsieur N, que je n’aimais pas mais qui est parti beaucoup trop tôt), était en train de se battre violemment avec un autre gars. Tout ça pour une fille au beau milieu de la foule dont les membres qui la composaient en hurlant donnaient l’impression d’assister à un combat de coqs. Je crus comprendre que celui que je ne connaissais pas était impliqué dans un sale plan et devait une grosse somme à quelqu’un. Mais tout resta très confus.


La nuit était tombée. Noire, sans un mot. Elle et moi nous passâmes un moment sur un banc pour apprécier le silence, alors qu’à quelques mètres de nous gisait une forme humaine enveloppée dans une couette de fortune. De là où j’étais, on aurait dit une version féminine de l’escroc pris dans la bagarre plus tôt dans la journée. Mais il était difficile de savoir. Alors avec Elle nous nous mîmes à dessiner par terre, à la craie, des symboles en couleur qui menaient jusqu’au corps endormi : de l’amour, des fleurs, des sourires, et même une tête de chat. Jusqu’à ce que je signe le dernier dessin de la route enfantine de quelques pas que nous venions de créer : une énorme inscription en lettres capitales, sans signification, dans le sens contraire aux formes que nous avions figées par terre, perpendiculaire à mon regard et au corps inconnu, comme une dernière passerelle pour l’atteindre. Sauf que l’on aurait pu jouer à la marelle dessus.
Tout n’était encore qu’argent. Or, nous avions fait connaissance avec celui qui s’était fait molester parmi la foule. Lors d’un dîner, il continua à nous parler de placements, de remboursements, de dettes… C’était dur de ne pas en avoir rien à foutre. Des bouteilles avaient volontairement été vidées dans l’évier.


Sur le chemin pour me rendre à une convention artistique, je croisai près d’un cinéma celui que l’on prétendait être Jacques Mesrine, le crâne rasé, un anneau dans le nez et vraisemblablement en pleine période punk car vêtu comme Sid Vicious avec son célèbre t-shirt rouge à croix gammée. J’ignorais s’il interprétait une chanson de Sinatra, mais il se donnait en spectacle avec sa compagne dans un décor aux couleurs du drapeau états-unien très kitsch : étrange, et à mille lieues de l’image de gangster que j’avais, que je pensais né dans les années 30 et que je croyais mort.
Il y avait beaucoup de monde à cette convention du tatouage, dans un immense salon blanc et design. Elle, se tenant un peu à l’écart, venait de trouver un symbole magnifique à se faire encrer sous la peau : le relief d’une fleur de pierre, spongieuse, décrivant de belles arabesques le long de ses étranges pétales. C’est ainsi qu’Elle décida d’effectuer elle-même le calque de cette plante merveilleuse.
De mon côté, je me connectai à un réseau grâce à une borne mise en place dans un coin de la salle : là, je lus un message du tatoueur, Monsieur M, de remerciement et d’admiration, m’expliquant dans la langue de Dante combien il avait été ravi de travailler sur mon corps. Surpris et touché, je décidai de le chercher au milieu de l’assemblée mondaine. L’occasion de croiser de nombreux visages que je n’avais pas envie d’apercevoir, notamment toute la fine bande du magasin de musique qui avait hanté ma jeunesse. J’évitai soigneusement leurs regards, en constatant que l’un d’entre eux avait été équipé d’un sonotone : peut-être que Justice avait été faite ?


C’est alors que je trouvai le tatoueur, derrière le comptoir. Après un court bavardage, je le remerciai pour ses paroles sympathiques et lui proposai de travailler sur Elle, qui venait de nous rejoindre. Affectueusement, je lui demandai ainsi de sortir de sa poche le dessin de la fleur de pierre qu’elle avait exécuté. Mais Elle refusa. Elle avait manifestement changé d’avis…

mercredi 2 mai 2012

DES PETITS HOMMES VERTS, BLANCS ET ROUGES

Lorsque j’appris la nouvelle, j’étais en famille dans un bel appartement donnant sur la baie, magnifiquement éclairée cette nuit-là. Les extraterrestres avaient débarqué. Du moins, certains d’entre eux. L’événement ne provoqua pas plus d’émoi que ça : ceux qui étaient venus nous rendre visite étaient apparus près de la plage, s’installant peu à peu dans cette ville gigantesque. Il faut dire qu’ils nous étaient semblables en tous points ! Malgré un signe distinctif dont on m’avait parlé et que je n’arrivais pas à retenir, on aurait très bien pu ne pas différencier l’un des leurres d’un être humain. Ces extraterrestres venaient d’une région de leur planète équivalente à notre Italie. Ils étaient plutôt discrets et polis. Moi, je me suis lié d’amitié avec une ravissante envahisseuse aux cheveux rouges coupés très courts. Je me demande ce qu’elle est devenue par la suite…
Cependant, alors qu’il régnait sur le littoral un Soleil magnifique, j’avais l’impression qu’ils emmenaient avec eux les ténèbres… Un soir, alors que je m’apprêtais à aller dormir dans cette chambre inhabituelle et inconnue, je vis avec stupeur un étrange insecte sur le sol, se permettant des allers-retours audacieux entre mon lit et la salle de bain. Je n’avais jamais rien vu de tel : c’était une pince à cheveux géante sur pattes, d’une blancheur inouïe. J’espérais que ce soit une araignée, mais à en juger par le nombre de pattes dont elle disposait, le doute n’était pas possible. Un coup d’œil paniqué vers la fenêtre me fit comprendre comment le monstre était entré : les volets en bois, sans doute en mauvais état, avaient été si mal fermés qu’un immense passage s’était offert à lui, à l’horizontale. La seule chose à retenir, c’était qu’Elle avait encore et toujours du mal à comprendre ma phobie des insectes…


Le lendemain, je devais me rendre à la fac, car je devais effectuer une représentation dans une salle de cours, un concert sans instruments ni chant ni matériel, sans rien. Plein de potes à moi étaient venus pour l’occasion, et même certains curieux dont je me serais bien passé, comme cet insupportable Monsieur B et ses lunettes en écailles. Même ma mère était venue, et tous m’attendaient au fond de la salle.
Une prof myope arriva. Elle demande à toute l’assistance de former trois équipes à la tête desquelles chaque capitaine devait désigner un membre, comme à cette époque lointaine où l’on jouait au foot dans la cour de récré, étant gamins. Moi j’étais un des trois leaders. Il fallait également que l’on donne un nom à notre groupe, le moment rêvé pour que Monsieur K étale sa science pour l’équipe adverse, essayant d’attribuer un nom complexe et intelligent à sa troupe de sbires. Sa proposition contenait le mot "harmonía" sans que l’on sache pourquoi, ce qui attisa mon arrogance et ma moquerie envers mon rival roux : il ne parlait pas un traître mot d’espagnol.
Il me sembla que le but de la représentation était que chaque équipe doive reconnaître une chanson interprétée par chaque capitaine, mais je n’en sus rien. Car avant d’apprendre le principe de cette mascarade, un orage incroyable éclata. À cet instant je me tenais près de la fenêtre et il fallut lutter pour qu’elle ne blesse personne tant elle s’entrouvrait et se refermait dangereusement avec la violence hallucinante des vents. Les rideaux étaient arrachés. Dehors, la tempête emportait tout sur son passage : plantes, arbres, c’était la nature elle-même qui défilait sous mes yeux en faisant du rafting. À plusieurs centaines de kilomètres de là, mon ancien professeur de russe jubilait, et tirant sur son éternelle barbe, semblait prophétiser, cynique : « À certains endroits pendant cette tempête, contrairement à d’autres, des gens arrêteront tous les cactus déferlant, pour les manger ».


Une fois le calme revenu, je m’assis dans l’herbe humide, songeur. À quelques pas de là sur cette butte je vis le troisième capitaine du concert avorté, jusque-là resté en retrait. Soudain, un touriste s’amena et me demanda de lui indiquer le chemin dans un accent incompréhensible. Alors que je bredouillais, confus mais agacé, que je ne le comprenais pas, le troisième gars arriva et désireux de l’aider, partit avec lui tout en bavardant dans un dialecte parfait. Dans la conversation qui s’évanouissait au fur et à mesure qu’ils s’éloignaient, je crus comprendre que le type cherchait l’Escorial. Visiblement, il n’était pas dans la bonne direction.
C’est après ça que je tombai sur un homme barbu, à moitié nu et sévèrement ligoté à une croix. En me voyant, il m’a regardé et m’a alors simplement demandé « Détache-moi, s’il te plaît ».