jeudi 11 septembre 2014

JOHNNY ON THE SPOT

Dans les ruelles de la vieille ville, l’enseigne du cinéma clignotait comme un vieux néon malade. Malgré le cachet du bâtiment classieux, la devanture ressemblait à un pauvre sex shop de quartier, peu fréquenté. Et comme à la belle époque, en lettres capitales à l’ancienne, le film du jour était annoncé. Sauf que ce soir-là, mon pote et moi avions remarqué que le cinéma affichait les news brûlantes, difficiles à imaginer et à avaler, dont la nouvelle effarante : JOHNNY HALLYDAY EST MORT. Entre éclat de rire nerveux et inquiétude, nous n’en revenions pas. Abasourdis. Deuil. La rue venait de subir un lavement de la brigade de propreté urbaine. L’ivresse du bord du trottoir fit que je pris mon ami dans mes bras, refusant d’y croire :
« Mais c'est pas possible, c’est un cauchemar ! Ils partent tous les uns après les autres ! ».
Je parlais des hommes importants de ce monde, bien évidemment. Et surtout, tout autant que lui, je craignais viscéralement l’interminable hommage national, d’une longue semaine qui aurait semblé être une putain d’année...

dimanche 31 août 2014

ME NOURRIR DE CET ALIMENT VERT QUE JE PRODUIS

La vieille baraque provençale ne me disait vraiment rien qui vaille... Avec sa pierre ancienne, elle avait dû être belle autrefois, ou alors était-ce la nuit, car le halo de lumière d’un jaune putride qui éclairait son entrée faisait d’elle une bâtisse peu rassurante. J’étais venu rendre visite à un cousin éloigné, ou un vieil oncle, je ne savais pas bien. C’était bizarre, parce qu’après que lui et sa femme m’eurent salué, j’étais incapable de dire s’ils étaient bel et bien vivants, ou s’ils n’étaient que des esprits. Ils avaient beau être très aimables, je croyais bien que leurs corps flottaient. Il me sembla même apercevoir mon vieux grand-père dans une pièce. Enfin, ils m’avaient installé un matelas poussiéreux en bas, c’était gentil de leur part. Puis ils disparurent.
J’étais là, et face à l’ennui, je décidai d’aller faire un tour à l’étage. Assez incrédule, je me retrouvai dans un grenier qui contenait plusieurs dizaines d’âmes : il y avait un concert qui allait commencer sur le plancher grinçant, manifestement. En évitant les regards étonnés et les bières posées un peu partout et n’importe comment, je pris une chaise, vérifiai le pied de micro, une fois, deux fois, toussotai timidement, m’armai de ma guitare et commençai à envoyer la rythmique de l’une de mes chansons avec mon looper, sans n’avoir rien demandé à personne.


Le lendemain, à l’aéroport, un petit groupe de gens s’approcha de moi et vint me féliciter : ils avaient assisté à mon improvisation de la veille. J’étais le premier surpris par leurs éloges : « bravo », « c’était super, vraiment », « continue comme ça, mec ! » lancé par un futur fan insistant à lunettes, et telle ou telle chanson valait plus le coup qu’une autre, etc... J’étais flatté, c’était certain. Embarrassé aussi, sans nul doute. D’autant plus qu’après m’être assis dans la salle d’attente avec tout mon matériel, cet endroit vitré qui faisait vraiment futuriste avec ce blanc immaculé des murs qui donnait mal à la tête, je pus revoir des images de moi en train de jouer mes morceaux, diffusées sur des écrans géants à gauche et à droite du passage réservé aux voyageurs. Je n’y croyais pas. Encore moins lorsque je me revis enchaîner mes chansons, avec une Stratocaster blanche comme neige entre les mains, sur laquelle je ne me rappelais pas avoir joué...
Mon pied gauche me faisait toujours mal, aussi je coupai net une conversation entamée avec une copine. Je pris mon pied à deux mains pour vérifier l’état de la blessure : la plaie était atroce. Sur le flanc intérieur, près du talon, l’entaille était devenue si profonde que l’on pouvait distinguer la blancheur de mes os, de l’autre côté. Le plus étrange, c’était que même si on aurait pu croire que je m’étais fait dévorer la moitié du pied par quelque monstre carnassier, il n’y avait aucune trace d’hémoglobine malgré la douleur et la laideur du déchirement, rien. Le bout de viande que j’avais à la place de mon pied, violacé, était horrible mais propre. Du moins, c’était ce que je me disais, jusqu’à ce que je voie que des entrailles du morceau de chair s’écoulait une mousse verte infecte, spongieuse et granuleuse.
« Ça va aller... ».


Une fois de retour, je voulus l’apercevoir car Elle m’avait manqué. J’étais allé dans cette aire de jeu, semblable à un carré de quinze hectares, avec de l’herbe à perte de vue, sans arbres, sans rien qu’un petit ruisseau qui délimitait le parc à droite. C’est par là qu’Elle arriva. Moi, je me tenais au milieu de ces enfants qui jouaient avec leurs balles de couleur sur la pelouse chlorophylle. Et Elle m’aperçut, comme si Elle était venue me faire la même surprise au même endroit. Je feignis de ne pas la voir ; Elle fit la même chose. Moi, je voulus la suivre, pour que les retrouvailles soient encore plus belles, mais là, je réalisai soudainement qu’Elle était accompagnée d’une bonne partie de sa famille. Ça cassait un peu l’ensemble, ouais. Mais je la suivis quand même, de loin, avec la plus grande furtivité. Là-haut dans le ciel, amarré entre quelques nuages mal stationnés, il y avait un gigantesque navire de croisière qui flottait. Comme un ballon de la taille d’une île australe. Son simple gouvernail fendait un cumulus en deux. Elle avait regagné le vaisseau, sans doute par l’échelle de géant aux barreaux innombrables, qui reliait ciel et terre. À l’intérieur, j’attendais qu’elle redescende, dans l’une des pièces principales. J’en profitai pour examiner un peu les environs, la déco... Tout à coup, j’entendis sa voix dans l’escalier derrière moi. En deux secondes, je fis volte-face et m’engouffrai dans une cabine, bien planqué, afin que la surprise ne soit pas gâchée. Mais cette fois-ci, jetant un œil dans leur dos depuis l’encadrement de la porte, je vis qu’Elle était avec sa tante et sa cousine, alors bon, soupirant quelque peu, je me résignai à laisser tomber. De ce que je crus comprendre, à les entendre parler, il me sembla qu’Elle avait trouvé un appartement dans ce bateau. Des murs blancs dans des petites cabines à l’ancienne, du bois couleur feu un peu partout et du parquet chaleureux... C’était sûr que ça allait lui plaire. Elle avait quitté les lieux, de toute façon.


Pendant ce temps, le navire gonflable avait certainement dû redescendre considérablement, car je ne m’étais rendu compte de rien, mais nous étions à vingt mille lieues sous les cieux devant une mer magnifique, dans une baie encerclée de minuscules falaises ocre. Il y avait des gens qui s’éclataient à faire du flyboard, et entre le vacarme de leurs plongeons la tête la première dans l’eau paisible, les cris qu’ils poussaient en en sortant, et la vision de ce tube auquel chacun était accroché... ça produisait un tableau plutôt bizarre. On aurait dit qu’ils se débattaient au bout des tentacules d’un calmar géant qui s’amuserait avec eux comme on fait bouger des pantins. Mais ça donnait quand même envie, ces cris d’adrénaline et ces hurlements de rire partout autour de moi sur le ponton. Quand vint mon tour, j’essayai de prendre une profonde inspiration pour affronter cet abysse qui m’avait toujours tellement effrayé, mais le propulseur me projeta si violemment dans l’eau que je me retrouvai presque instantanément au fond.
Contre toute attente, il faisait beau là-dessous. Il y avait quasiment la même lumière qu’en haut, un peu dorée, avec un calme irréel. Et tout était très limpide quand j’ouvrais les yeux, sans difficulté. Pas d’obscurité angoissante, pas de ténèbres, pas de créatures cauchemardesques. Si, bien évidemment, les sirènes ne sont pas des démons. Il y en avait une en face de moi. D’ailleurs, je ne voyais qu’elle en face de moi, dans l’immensité liquide. Rien d’autre. Drôle de sirène, d’ailleurs, sans écailles et dotée de deux jambes. J’étais un peu méfiant, elle s’approchait peu à peu. Elle ressemblait à s’y méprendre à cette insupportable Mademoiselle L. C’était vraiment troublant. Et moi je ne bougeais pas, je ne bougeais plus. Sans doute m’avait-on oublié à la surface. Et alors que je restais bloqué au fond de la mer avec mes fixations de flyboard qui ne servaient plus à grand-chose, la rencontre sous-marine me sourit et me parla en buvant la tasse ; le rictus heureux sur ses lèvres était pourtant intact, même si je n’arrivais pas à entendre le moindre son dans la surdité de l’eau, à cette profondeur. Alors elle procéda par signes. Oui, voilà, c’était une bien meilleure idée, j’essayai de comprendre. Mais peut-être que je me trompais dans la traduction improvisée. Je regardais attentivement ses mains qui s’agitaient pour me composer une longue phrase, et de ce que je parvenais à déchiffrer, j’eus l’impression qu’elle me proposait de participer au tournage d’une vidéo : "Happy sous la mer", un clip hommage à Pharrell Williams. Un truc inédit, quoi. C’était ce que je m’étais dit sur le coup, avant de tout oublier. Le manque d’oxygène, sans doute.

dimanche 10 août 2014

NOTRE QUART DE SYMÉTRIE

C’est dans le hall sombre de l’hôtel que j’ai commencé à la voir en double : Elle, celle qui me tenait la main, était différente de chaque côté de la réception. C’était tellement réel que ça en devenait perturbant... Un mélange de mélanine s’était également opéré, car celle qui était assise à gauche avait la peau couleur ébène. Je me tenais devant le veilleur de nuit alors que tout fonctionnait en miroir, le manque de lumière et les tapisseries bordeaux n’aidant pas vraiment. La fille qui ressemblait le plus à celle qui me donnait la main depuis des années commença à me caresser tendrement et à m’attirer vers Elle, alors qu’à gauche, l’autre, à la peau noire [...]. Mais c’est son sourire à Elle qui m’attira plus que tout : Elle fit sa grimace enfantine que j’aimais tant et que je connaissais par cœur, et me prit la main à nouveau, nous accompagnant tous deux à l’arrêt de bus le plus proche.


On s’était installés au fond. Le bus était désert. Là, sur le côté droit du car, accolés discrètement derrière un dossier, près de la vitre, elle me déshabilla, juste le nécessaire, toujours en souriant, si bien qu’en quelques secondes, nos baisers étouffés de rires se mêlèrent, et mon désir d’Elle décupla [...]. Le bus était toujours vide, mais ce n’était pas une raison pour nous laisser aller à nos ébats amoureux, là, comme ça. Alors Elle mit une couverture autour de nous afin qu’il soit impossible de nous voir depuis l’intérieur du bus, d’ailleurs on ne voyait pas grand-chose, et ça nous importait peu. [...] Et rien n’aurait pu venir interrompre ce moment si beau et cette communion [...]. En fait, si, peut-être : les réverbères qui s’allumaient un à un dehors, et les rues qui ressuscitaient à travers la fenêtre, sur laquelle reposaient ses cheveux. Mais nous persistions dans nos efforts, parlant même de tout et de rien pour ne pas nous faire remarquer, passer pour des usagers normaux.
Puis rentra la première personne dans le car, ce qui changea quelque peu la donne : toujours avec son sourire d’ange, Elle s’agenouilla sur moi, ne rompant même pas notre pyromanie corporelle, faisant simplement mine de se serrer comme s’il manquait des places en pleine heure de pointe dans ce bus fantôme où tous les sièges étaient pourtant libres. Et nous continuions, encore et encore, jouant comme des enfants, échappant à la mort comme leurs parents l’ont fait une nuit. [...] Elle me prenait par le cou et se blottissait contre moi, sensuellement et innocemment, comme s’il ne se passait rien en Elle, avec une lueur de sourire à rendre heureux quiconque l’aurait vue à ce moment-là.


Et pourtant, le bus se remplit brusquement. Les premiers envahisseurs du matin allaient perturber l’œuvre de nos amours ; aussi, nous décidâmes de nous calmer quelque peu, toujours avec le sourire et une immense complicité entre nos quatre yeux sombres. Discrètement, [...] nous nous redressâmes avec un raclement de gorge et une toux simulée pour faire illusion. Et heureusement, car un gars était venu s’asseoir face à nous et commença à nous raconter sa vie. Enfin, surtout à Elle. Moi, je n’écoutais pas. Je m’en foutais.
Le bus passa devant tous les endroits de la ville que je n’aimais pas : le cinéma, les quartiers qui ressemblaient à Manchester en pire, et s’arrêta même devant l’aérogare, le temps pour nous d’admirer la structure translucide à ciel ouvert, avec les tous nouveaux engins et les navettes qui descendaient à toute vitesse les voies aménagées comme des toboggans. Moi, je la serrais contre moi, toujours sur mes genoux (mais cette fois-ci, vraiment à cause de l’heure de pointe), je la caressais affectueusement pour ne plus la lâcher, et pour lui éviter le récit d’une vie somme toute inutile, sur sa gauche. Mais par politesse sans doute, Elle ne pouvait s’empêcher d’écouter le mec, à tel point qu’avant d’arriver vers la jetée, je lui empoignai le bras pour lui dire « eh, regarde, c’est là où j’habitais en première année ! ». Mais Elle ne m’écouta pas. D’ailleurs, j’avais moi-même plus ou moins oublié cet endroit.


Le chauffeur nous déposa au bord de la mer alors que le jour, grand et bleu, s’était levé en triomphe. On suivait les quelques personnes qui étaient descendues comme nous, au même endroit, près d’une plateforme qui ressemblait à un héliport bâti sur l’eau. On pouvait y accéder en traversant les quelques roches immergées du massif qui nous entourait. J’imaginais la pierre s’enfoncer aussi profondément dans l’abysse que le sommet était haut perché. Ici, on attendit une bonne femme qui devait venir nous donner des leçons de tri sélectif. Elle arriva sur son bateau à moteur, apparemment franchement ravie d’être là. Cheveux courts, airs de garçon manqué, elle nous tint son discours à moitié en gueulant, comme s’il allait changer à jamais nos existences. Le mec continuait de bavarder lourdement avec Elle. Puis, la fille aux cheveux courts donna un air plus amical à ses aboiements, avant de prendre congé. Avant de partir, elle nous dit son prénom, qui signifiait « tristesse ».
Au bout d’un moment, quelque peu isolé de tous, je me dis que cet endroit était vraiment l’une des plus grandes merveilles de ce monde. Je réfléchis un instant et en me parlant à moi-même, je décidai que si j’avais dû inventer moi-même un endroit, ç’aurait été celui-là. Si j’avais dû choisir un lieu et y associer un moment, un souvenir, ç’aurait été ici, sur ce béton qui donnait la sensation de marcher sur l’eau, là, au pied de la montagne, à ne faire qu’un avec l’azur du ciel et avec le bleu de la mer au large, devenir azur en contemplant le seul nuage face à moi, qui n’avait pas l’air de savoir ce qu’il faisait tout seul là-haut. Le goudron sous mes pieds comme miroir.


En repartant loin de l’eau, nous n’étions plus qu’Elle et moi sous le firmament. Je m’approchai d’Elle avec un soupir de soulagement :
« Eh ben... il était particulièrement con, lui !, lui dis-je en faisant référence au mec qui lui avait tenu la jambe pendant trop longtemps.
- Ouais, effectivement. C’était un gothique, quoi.
- Euh... non, pas vraiment... ».
Je n’avais pas trop envie de lui expliquer ce qu’était ou non un goth, mais en passant près de la seule poubelle de la jetée, fixée entre les rochers, j’aperçus son contenu et, à l’intérieur, un objet qui m’était cher :
« En tout cas, ce con a balancé tout mon maté à la poubelle... ».

mercredi 26 mars 2014

DEPUIS L'AUBE JUSQU'ALORS

Au bord de ma piscine, entourée d’arbres et lumineuse grâce au Soleil qui occupait un ciel grisâtre, je repassais certaines images dans ma tête. Des trucs qui m’étaient arrivé. Je me rappelais cette histoire de minerais d’or que nous avions trouvés au bout de la Terre : là où il n’y a plus rien au-delà, là où l’« après » n’existe plus. Ces pierres rarissimes étaient sacrées, et j’avais alors estimé que les emporter constituait une profanation. J’avais peur de récolter un châtiment de dieux que je ne connaissais même pas, peur de jouer les Prométhée...
Suite à cette affaire, j’avais même été invité à un débat télévisé, pour intervenir sur la question du trésor et de notre légitimité à l’arracher du bord du monde, cet endroit magnifique, plein de bleu et de blanc, entre forêt et banquise, à deux pas d’une cascade que la planète produit en se retournant dans le vide sur elle-même. Sur le plateau, j’avais essayé de donner mon avis, timidement, face à Monsieur Éric Zemmour qui n’arrêtait pas de jacasser et accaparait le temps de parole. Durant son long exposé sur les minerais d’or, je me contentais de lever le petit doigt face à la caméra, pour que l’on m’interroge et que je puisse émettre mon point de vue. Finalement, je décidai de le couper, difficilement, pour prendre la parole, car au bout du compte, je voulais juste soutenir son opinion :
« Excusez-moi, entamai-je avec un sourire ridicule, je vais essayer de m’expliquer maintenant, parce que sinon ça risque de prendre un très long moment...
- Oui, en effet, m’interrompit Zemmour agacé ».


Non, je n’en revenais pas d’avoir pu être d’accord avec cette petite pute qui avait remis en question mon sens de l’élocution et de la narration. À peine sorti de mes pensées rancunières, je me rendis compte qu’une énorme femme enceinte s’était assise à côté de moi, sur le marbre blanc de la piscine. Elle m’infligea la vision de la grossesse la plus hideuse que j’avais jamais imaginée. Était-ce humain ? Son ventre à l’air, démesuré, avait deux gigantesques nombrils fermés, et cachait entièrement la personne en-dessous. En fait, on aurait simplement dit un ventre à jambes. C’en était presque à se demander s’il y avait une femme sous cette incroyable protubérance démoniaque garnie de longs cheveux blonds. Je cherchais un visage, je ne voyais rien. En cherchant, j’avais la sensation que le visage, c’était ce ventre qui portait la mort : comment une chose pareille aurait-elle pu renfermer la vie, quand bien même la nature serait vraiment dégueulasse ? Les nombrils paraissaient une paire d’yeux qui ne regardaient nulle part. À quelques mètres de moi, absolument immobile, on aurait dit une statue de pierre millénaire représentant un monstre cubique. Stupéfait, je me mis en chemin, et remontai les escaliers qui amenaient à la piscine. C’est là, sans doute grâce à la hauteur, que je compris : le gigantesque ventre difforme et grimaçant n’était en réalité qu’un gros parasol. Aucun signe de grossesse, donc, d’autant plus que sous l’immense enceinte de toile, il y avait un homme qui s’apprêtait simplement à prendre un bon bain.


Malgré tout, je choisis d’aller errer dans la piscine municipale, en plein air elle aussi. Je rentrais doucement mon menton et baissais la tête au fur et à mesure que j’avançais sur le gazon, évitant le regard des nombreuses âmes autour de moi. Familles malheureuses, touristes satisfaits du ciel gris ou enfants turbulents, il y avait de tout entre les différents bassins en béton. Je croisai même un gars en train de subir la colère d’un sosie d’Axl Rose, et à côté d’eux, un mec qui attendait patiemment d’intervenir pour porter des coups dès que ça dégénèrerait. Près d’un bassin vide, il y avait une foule qui s’était rassemblée autour de deux célèbres chanteurs français ringards, qui montraient leurs vieilles photos de jeunesse : à travers le sépia et leurs moustaches, ils étaient immondes.
Sans doute qu’Elle, elle aimait un des deux interprètes. Après l’avoir rejoint, nous avions arrêté la voiture sur une bande cyclable à gauche, le long d’une rangée de platanes. Elle commença alors à me parler de musique, de chansons, dont une qu’elle se mit à me susurrer à l’oreille, comme une berceuse. Je l’aimais tellement, Elle... Je devais l’aimer à peu près autant que je détestais la chanson qu’elle avait voulu m’offrir. Non, j’avais envie de l’emmener à un concert d’Eskorbuto, car j’étais persuadé que même si les membres de la formation étaient presque tous morts d’overdose vingt ans auparavant, le groupe venait de se reformer et jouait du psychobilly. On ne pouvait pas vraiment dire que cette perspective l’enchantait, et je dus insister fortement pour qu’elle veuille bien réfléchir à ce concert, à ce qui me donnait tant envie d’y aller, jusqu’à ce qu’elle me demande « pourquoi ? ».
« Parce que je vais mourir ».


Après tout, qu’importait. Je revenais donc vers la piscine publique. Un semblant de beau temps paraissait s’annoncer. Et merde. Assis sur un banc, le représentant d’un guide touristique U.S. vint me prendre à partie. Je faisais mine de l’écouter alors que mon regard suivait chaque chose qui n’en valait pas la peine, jusqu’à ce qu’il réussisse à me convaincre d’aller découvrir une curiosité en Floride. Enfin, je croyais. Que ce soit à l’aéroport ou dans l’avion qu’on avait pris, ma sœur, mon beau-frère et moi, je n’avais aucune idée de la destination exacte, malgré les coups d’œil sur la carte interactive, et je m’en foutais. Même à notre arrivée, j’ignorais si j’étais en plein Middle-west ou près de la Virginie. Ma sœur s’apprêtait à devenir maman.


C’est ainsi que nous primes part au projet de rêve que le routard confirmé m’avait vendu : très vite, on se retrouva au sommet d’une gigantesque grue noire dans laquelle était installé un parc de montagnes russes de luxe : des nacelles haut de gamme dans lesquelles il était possible de prendre un dîner exquis. Un concept comme un autre, en somme. L’endroit était accessible par un interminable ascenseur, lequel donnait accès à une plateforme de départ ridiculeusement petite en comparaison à l’aspect titanesque de l’édifice. Du haut de la grue, il était impossible de distinguer autre chose que les éclairages lumineux de la ville à plusieurs kilomètres en bas, qui, malgré la nuit, donnaient une couleur rouge rosé magnifique au ciel qui nous chatouillait la tête.
Tout ça, c’était bien beau, mais juste avant de commencer le circuit, je rappelai à mon beau-frère que les montagnes russes étaient plus que contre-indiquées pour une femme enceinte de huit mois ! Et pourtant la barrière de sécurité se referma sur notre voiture, à ma sœur et à moi, et alors que notre parcours se mit en marche, ce que je hurlais à mon beau-frère n’était que trop peu audible pour qu’il puisse comprendre. Une avancée, un grincement de roues, un vertige qui s’emparait de mon cœur, un horrible bruit mécanique, et nous voilà ma sœur et moi à crier de tous nos poumons dans l’affreuse descente vers le néant balisé par des rails jaunes et noirs autour de nous avant de sentir nos ventres atterrir douloureusement. Alors, une fois le premier étage descendu, je stoppai net la nacelle au premier virage, avant qu’elle ne s’engouffre vers la suite du circuit, et emmenai ma sœur avec moi, vers ce qui semblait être un conduit d’aération au sol. Nous avions bloqué la circulation des voitures. J’ouvris la trappe et m’emparai d’une échelle, puis précipitai ma sœur à l’intérieur. Je pénétrai donc dans une pièce par le plafond, une salle high-tech remplie d’écrans, de consoles et d’appareils clignotants, le tout sous le regard médusé des personnes qui me fixaient à cet instant. Je me sentis confus, là, sur mon échelle, devant ces gens, parmi lesquels certains portaient des blouses... Même en plein parc d’attraction à vingt mille lieues au-dessus de la terre ferme, il n’y avait pas de doutes : j’étais dans une salle d’accouchement. Ma sœur appela alors une certaine Chantal, qui lui fit signe de la rejoindre, puis elle disparut, sans même m’adresser un regard. Je restais alors planté là, n’ayant pas osé descendre de mon perchoir, et demandai à tous ces gens présents :
« Ça la fout mal si je remonte direct avec l’échelle ? »


Plus tard, assis en tailleur dans une salle en forme de bagel d’acier, je méditais. Je me repassais les mêmes images dans ma tête. Il y avait des mouvements de savate que j’essayais de mémoriser. Puis la banquise.