dimanche 11 juin 2017

ET JE SUIS CONVAINCU QUE TU VIENS DE MARS

Ça n’allait pas du tout. Rien n’était cohérent, et ma patience commençait à atteindre ses limites. Cette chorale improvisée, à laquelle j’avais pris part, s’approchait dangereusement du n’importe quoi. Nous étions tous en groupe, sur les blocs de béton qui faisaient office de rempart à la mer, paisible ce jour-là. Plusieurs gros cubes avaient été installés là, et j’ignorais à quelle époque ; je les avais toujours vus à cet endroit, et ils faisaient partie intégrante du décor. Comme une armée, nous formions un semblant de troupe, ou bien d’escadron, tous avec un t-shirt du même bleu, plus clair que le ciel de cet après-midi-là, plus foncé que les eaux près desquelles nous chantions. J’étais le seul qui portait une couleur différente, et ce fut probablement ce qui expliqua mon attitude. Alors que nous tentions vainement d’accorder une bonne vingtaine de voix sur un morceau d’un groupe de Worcester dont le nom évoque un aubergiste, je décidai de prendre les choses en main, excédé par la lenteur de mes camarades. Alors, je m’emparai d’une guitare, et me mis à proposer, devant mon assistance, radieux, l’une de mes chansons préférées. J’avais quelque peu la pression, car parmi nous, se tenaient quelques fins connaisseurs, voire même des encyclopédies vivantes du punk et du post-hardcore, comme ce bon vieux Monsieur N, pourtant si discret et timide. Mais il ne fallait pas le décevoir. J’entamai, donc, face à tout le monde, et tournant le dos au rythme marin derrière moi, ces quelques paroles, rapidement reprises en chœur par le groupe, avec une certaine euphorie :
« Si je posais ma main sur ton ventre… », fis-je.
Ou sur ton estomac, je ne savais plus exactement, qu’importait, après tout, car les paroles ne venaient dans la même langue. Je continuai, et me rendis compte que même ceux qui étaient restés adossés au mini-van toute la journée, participèrent avec sourire et entrain :
« Ramène-moi à la maison, ramène-moi à la maison, ramène-moi à la maison… Et garde un œil sur la route ; sur la route, sur la route, sur la route… ».
Le final fut presque excellent. L’émotion palpable, le cœur à vif. Bref, tout alla beaucoup mieux à partir de cet instant. Et pendant ce temps, les vagues.


En rentrant, je croisai mon père non-loin de chez lui, dans ce vieux quartier en contrebas des sept collines. J’échangeai quelques mots avec lui, des banalités, le temps de fumer une cigarette. À quelques mètres de là, je vis un enfant d’une dizaine d’années dans une montée à sens unique, celle qui conduisait chez le garagiste du coin. Le gamin envoyait des pierres au loin, face à lui, presque dans le vide. Comme s’il cherchait à atteindre avec rage un ennemi qui était physiquement absent. Avec mon père, nous regardâmes la scène, interpelés : mais lui, ne semblait pas aussi étonné que moi. Drôle de truc, pensai-je. Le gosse répétait le mouvement machinalement, et à l’infini, tel un lanceur de poids antique catapulté en pleine intifada. D’après mon père, le garçon était musulman : peut-être l’avait-il déjà aperçu dans le voisinage. Puis soudainement, ce ne furent plus des pierres que jetait ce gamin, mais des cocktails Molotov. En gardant le même appui, la même position, la même détermination. Dès que j’eus terminé ma cigarette, je la propulsai plus loin sur le trottoir, d’un claquement de doigts et en regardant la fumée s’échapper, lorsque mon père m’apostropha :
« Tu ne devrais pas faire ça », me dit-il.
Je pensai qu’il faisait allusion à mon relatif tabagisme, ou bien au manque de civilité que représentait l’acte honteux de balancer un mégot par terre. 
« Non, tu ne devrais pas provoquer ce petit, m’expliqua-t-il. Jeter une cigarette en croix est un symbole chrétien. Sait-on jamais… ».


Il est vrai que les gamins de la ville avaient adopté de bien étranges occupations, à ce moment-là. Leur dernière trouvaille était un curieux tour de passe-passe qui leur était permis par l’aménagement des espaces souterrains et des différents réseaux de tuyauterie de la commune. Le jeu consistait à se déplacer d’une salle de bain à une autre, ailleurs, quelque part dans un autre bâtiment en ville, en se faisant aspirer par les tréfonds d’une baignoire. Magique.
Moi, avec mon âme d’enfant, je voulus naturellement essayer. Et je profitai d’être de passage dans le coin pour tenter l’expérience, après avoir loué un appartement à flanc de montagne avec Mademoiselle S.A. Cette folle m’avait gentiment relégué sur le canapé pour l’occasion ; ainsi, c’était le moment ou jamais. 
J’explorais timidement les quelques pièces du logement. Il avait la particularité d’être collé à la paroi d’une montagne, si bien que depuis le balcon, en tendant les bras, on pouvait toucher le rocailleux mur minéral, et être ébahi par sa hauteur. Contrairement au reste de l’appartement, lumineux et moderne, la salle de bain n’était pas des plus accueillantes : son carrelage était craquelé, fissuré, laissant en liberté quelques gros morceaux tranchants sur le sol. Quant à la baignoire, elle paraissait poisseuse, et semblait avoir échappé à tout produit d’entretien pendant une éternité. Elle était de forme ovale, faite d’une résine jaunâtre. La plomberie fonctionnait encore, cependant. Aussi, je me fis couler un bain, et rapidement, une eau noire comme de l’encre de Chine vint remplir le récipient laissé à l’abandon. La lumière ne pénétrait plus dans le bouillon, et ainsi je m’y introduisis, lentement, en commençant par les pieds, rien de fantastique, puis je m’installai progressivement jusqu’à pouvoir l’occuper entièrement et disparaître sous sa surface, couché et recroquevillé, espérant pouvoir me retrouver barbotant dans une autre baignoire, chez un voisin, à l’étage du dessus, dans une maison en face de l’immeuble ou bien dans un appartement inconnu de l’autre côté de la ville.


En réalité, nous découvrîmes plus tard que toute la commune avait été construite sur un fleuve tapissé par l’urbanisme le plus féroce. D’immenses dédales de tuyaux, encore inexplorés, traversaient les sous-sols des rues et des bâtiments, formant d’innombrables galeries aquatiques souterraines qui pouvaient amener d’un point à un autre, sans véritable notion de temps ni de distance. Le torrent, dont le bruit infernal et la vitesse avaient toujours échappé aux habitants, fonctionnait étroitement avec la montagne bossue qui culminait à quelques mètres de là. Si de nombreuses villes ont, durant l’histoire, souvent été fondées sur l’importance d’un fleuve, rares sont celles qui ont pu occulter, par l’activité humaine, leurs entrailles pendant des siècles.