mardi 13 mars 2012

UN LÉZARD SANS QUEUE NI TÊTE

Je décidai de revenir chez moi ce jour-là. J’avais envie d’un nouveau retour précipité, ma famille me manquait et mon quotidien ici devenait de plus en plus étrange. L’ex-doyen de la fac, un ivrogne moustachu aux lunettes pétillantes, était pris dans une histoire d’adultère si scandaleuse que même ma tante, à plusieurs milliers de kilomètres de là, avait eu vent de l’affaire et l’avait colportée à ma mère qui me la transmettrait par la suite.
« Ils passent leur temps à se lécher le visage, si bien qu’à aucun endroit l’un ne décolle son corps de celui de l’autre ! ». Quelle honte… Apparemment, le bon vivant batifolait avec sa douce et faisaient l’amour dans chaque pièce, chaque étage, chaque bâtiment. Joli.
Je pense que si ma tante s’était penchée sur le ragot, c’était aussi car mon père semblait être dans le même cas. Du moins, c’est ce qu’elle soupçonnait. J’avais eu ma mère au téléphone alors qu’elle-même tenait cette conversation avec sa sœur ma tante, sur son autre téléphone cellulaire. Depuis mon combiné je me foutais de sa gueule en l’imitant à haute voix. Occupée avec ma mère, j’espérai qu’elle n’eût rien entendu…


Mon père était dans les parages et avant d’aller à l’aéroport je voulus déjeuner avec lui. Resto hyper chic, banquettes grenat et décor bordeaux. Je retrouvai mon paternel attablé… avec le doyen et sa maîtresse. Il y avait d’autres gens que je ne saurais nommer ni reconnaître, mais une atmosphère de trahison et d’hypocrisie, malgré l’énorme sourire et la bonne humeur de mon père. Avec qui couchait-il ? Était-il en train de refaire sa vie ? Après tout, je m’en foutais et baissais la tête pour ne croiser ni leurs regards ni leurs blagues de mauvais goût. Et ce putain de serveur qui tardait à m’amener un plat végétarien ("vétégea… ? La maison n’avait jamais entendu ce mot-là, mais j’ai l’habitude ; il est bien connu que quand t’es végé, t’as rien). Au bout d’un moment, je le pris en grippe plutôt que par le col, et lui demandai de m’expliquer le retard de ma commande. Il avait l’air confus, bredouilla deux-trois trucs incompréhensibles dans sa barbe rasée de près et me fit signe de l’accompagner pour que je puisse comprendre quelle charrette il trainait derrière lui. Après les cuisines et au bout d’un couloir, intrigué, il m’ouvrit une porte.
Et là je vis, halluciné, le mari de la marraine de ma sœur que je croyais mort, nu et affalé sur un canapé en cuir, dans ce qui ressemblait à une salle de repos pour le personnel. Je n’en revenais pas mais ce n’était peut-être pas lui car il ne me reconnut pas. Se tenant la verge et les poils (difficilement) pour préserver son intimité, il se plaignait d’un torticolis atroce et je compris alors que le serveur faisait des allers-retours et son possible pour l’aider. Le sosie serra son pénis de plus belle car quelques serveuses pleines de curiosité et de compassion venaient d’entrer, avant que le serveur ne les foute à la porte en deux temps trois mouvements. Alors il me montra comment il comptait procéder : il se mit à mélanger une pâte verte et visqueuse à de l’alcool à 90, pour « lui appliquer dans le cou et soulager la douleur ». Ahuri, je lui criai qu’il était taré ; il me répondit qu’il n’était pas médecin.
Après ça, je me redirigeai vers la salle et me rassis. Finalement mon plat arriva après que le garçon eût délaissé pour un temps son costume de sage-femme. Un bol ridicule de tomates avec de la mozzarella. Parfait, y’a pas de lézard…


Dehors il pleuvait comme chiens et chats et à la terrasse d’un café l’on pouvait assister à une dispute familiale. Le père effacé, la mère remontée, et leurs deux enfants, un grand dadais ayant dépassé près de 9 fois la vingtaine et sa petite sœur, en pleurs. L’adolescente se plaignait, à grosses larmes de crocodile, d’être une bourgeoise et de ne pas l’avoir choisi à la naissance. Les deux hommes, père et fils, fermaient lâchement ou intelligemment leur gueule et la mère s’empressa de réconforter sa fille en lui disant qu’enfin, être une bohémienne ce n’était pas une vie mais les larmes et les cris reprirent ; alors elle lui expliqua qu’être une bourgeoise permettait de consolider un certain lien de justice sociale dans la hiérarchie du peuple, ce sur quoi la fille se calma. Je détournai alors ma tête de ce spectacle et à la porte du resto, je vis que mon père n’avait pas perdu sa bonne vieille habitude de fantasmer sur les models de lingerie en photo dans les rues, sur des panneaux publicitaires, dont cette ravissante métisse caribéenne aux longs cheveux. Pour le coup et avant de prendre congé, je le compris.


À l’aéroport, je profitai de la nonchalance de tout le personnel d’une compagnie bon marché pour m’infiltrer dans un avion qui décollait deux heures avant celui sur lequel j’étais enregistré. Malchance, il s’agissait d’un tout petit appareil bleu et jaune, dont ma sœur m’avait parlé, en m’aidant pour la réservation : les sièges, s’il n’y avait plus de place libre, étaient uniquement destinés aux vieux et aux enfants. Évidemment, la carlingue (pourrait-on parler d’"avion" ?) se remplit de retraités et d’enfants ayant gaiement choisi de voyager avec les tarifs préférentiels de la compagnie holocauste. Alors je dus me contraindre à rester debout, cramponné à une barre verticale comme dans un funiculaire, alors que l’on décolla et que le vol prit une étrange trajectoire ascendante.


Après ce voyage éreintant, j’arrivai avec beaucoup d’avance vers chez moi et je m’assis en attendant, réfléchissant au programme que j’allais établir pour le peu de temps que j’allais rester là, quelques dizaines d’heures tout au plus. Je fumai une cigarette devant le portail quand je vis ma mère et ma sœur descendre, espérant leur faire la surprise de mon avance sur l’horaire prévu. Absolument pas étonnées ni enthousiastes, elles m’embrassèrent furtivement mais avec tendresse, avant que je leur explique mes péripéties. Peu d’écoute. Un peu vexé, je leur demanderai alors quel était le programme (tout en constatant un drapeau à bandes rouges et dorées flottant sur le balcon du rez-de-chaussée : je ne l’avais jamais remarqué), ce à quoi elles me répondirent qu’il fallait aller diner chez ma grand-mère paternelle, veuve depuis peu. J’avais prévu de me mettre une murge avec Monsieur G, et leur fit donc part de mon mécontentement en insistant sur le peu de temps que j’avais devant moi, mais elles m’obligèrent, pour soutenir ma grand-mère.
Au final ma grand-mère semblait aller bien. Dieu ce que ses cheveux avaient poussé… Je ne comprenais pas pourquoi. À table, il y avait des Mexicains et une Chinoise sur le fauteuil de mon défunt grand-père… Personne ne les connaissait, et ils avaient l’air très jeunes pour être des connaissances de ma grand-mère nonagénaire. On discuta Aztèques et Mayas avec les Mexicains. Mais je restais un peu en retrait avec ma sœur qui m’avait manqué. Pour détendre l’atmosphère, je sortis mon appareil photo et lui montrai un cliché très mignon de moi tenant un porcelet nouveau-né, dans un marché où il sera plus tard vendu à des bouches affamées de bacon.


Je compris plus tard que ma seule journée de retour chez moi se passerait dans un centre commercial, dès le lendemain. C’étaient les soldes. À l’intérieur, j’eus l’impression de voir et reconnaître chaque personne que j’avais côtoyée dans ma vie, dans une ambiance de fête avec de la musique, et des ballons gonflables qui longeaient les murs avant de monter progressivement chaque cercle d’étage à air libre, comme en ascension vers Dieu. Je crus voir le doyen, sa femme et non sa maîtresse, que des rires et même des gens roulant sur d’énormes bicyclettes hautes dans cette enceinte qui ressemblait au Paradis car on ne distinguait pas le toit tant il était haut, au-dessus d’innombrables coursives circulaires. Au cœur de ce spectacle mercantile, religieux et humain, j’empruntai un escalator pour monter au premier étage. Au coin d’un couloir, une porte légèrement cachée attira toute mon attention. Je ne tins pas compte de l’écriteau "privé" et entrai, de toute manière je ne connaissais pas très bien la langue dans laquelle il était écrit. Et là je poussai un cri d’effroi en voyant les restes d’une horrible créature verte et dépecée à la manière d’un lapin, ne lui laissant que la chair à vif et des yeux aux dimensions devenues épouvantables par rapport au reste du corps. La bête, prête à être découpée et vendue, faisait plus de deux fois ma taille, et à sa gueule béante était fixé un crochet pour la maintenir debout. Le monstre semblait me regarder, me parler… Je le détaillai non sans peur. C’était un putain de dragon.

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