samedi 5 septembre 2015

YANNICK SHOAH

À mesure que la lumière baissait et que les rires se faisaient plus hilares, je commençais à mieux comprendre le concept de camp de concentration. Les gradés titubaient, comme ivres de bonheur et de quelque boisson frelatée, nous regardant comme du bétail à faire chialer, et hurler le moins possible. Dans cette remise aux planches pourries et poussiéreuses, crever en silence était l’issue la moins pénible pour nous, et la plus plaisante pour les oreilles de nos geôliers. La faible ampoule au plafond chavirait comme dans un navire. Puis ils ont commencé à buter un ou deux gars, et je crois bien que c’est là que j’ai, ensuite, validé le terme « camp d’extermination » ; ils étaient une poignée face à un troupeau de sacrifiés, et ils se marraient. Une bonne balle bien logée dans chaque tête, un corps qui s’écroulait, un plancher qui grinçait : tout était réglé comme du papier à musique funèbre. Dans ces moments-là, on ignore à qui va être le tour, si bien que je gardais les yeux fermés jusqu’à me prendre l’ignoble sentence dans la cervelle. Et pour ça, je restais un peu à l’écart.
Quelque officiers avaient fait tomber la quasi-totalité des nôtres : c’était très curieux, car dans l’amas macabre, tous les cadavres semblaient n’en faire qu’un, sale, gris et vide de sens : le sol n’était plus que macchabées. Ça a dû amuser le caporal, qui se rapprochait de moi et de l’un des derniers survivants du carnage. Avec sa tête de carnassier, l’homme me regarda longuement, les lunettes plissées et un rictus baveux aux lèvres : moi, je me détournais de ses yeux pour ne pas savoir quand il se déciderait à m’exploser la gueule ; j’essayais, par diversion, d’apercevoir quelques têtes connues parmi tous ces connards en uniforme. Oh, des stars il devait bien y en avoir. Et le bourreau lui-même le savait car il prenait son temps... suffisamment pour que le gars à mes côtés m’attrape par le bras, au nez et à la barbe du capo, et me précipite vers la sortie. Mon cerveau s’est alors instantanément logé dans mes cuisses, pour que je n’aie pas à réfléchir et que j’obtienne la quantité nécessaire de sang pour traverser la Pologne en courant.
Je ne savais plus où j’étais, ni combien de temps j’avais détalé depuis cette passerelle qui m’avait permis de m’enfuir. Et c’était grâce à lui : un grand dadais brun et barbu, au look très rétro et au visage dur et sage ; il avait l’air d’une sérénité absolue. Après tous ces efforts et en le regardant, je compris que je lui devais la vie ; même si je ne savais pas à combien elle était côté à ce moment-là. Mais aussi et surtout, qu’il valait mieux que l’on ne reste pas ensemble...


Alors j’ai traîné un peu mon sursis dans ces rues dégueulasses qui n’avaient jamais vu le Soleil. Je savais qu’à peine miraculé, j’étais à nouveau condamné à mort. N’est-ce pas, après tout, le sort réservé à tout vif ? Non, car j’étais désormais recherché, donc fugitif... Et il fallait que je me fasse passer pour non-juif alors que je ne l’étais pas le moins du monde. La mince affaire. C’est pourquoi j’ai, dans un premier temps, cherché une coloc dans une pétaudière minable, juste de quoi me mettre à l’abri et me faire oublier. J’ai donc passé quelques jours en compagnie de deux filles, ou d’une seule, je ne sais plus : soit l’une des deux ne passait jamais dans le coin, soit l’autre avait un don d’ubiquité. Moi, de toute façon, je restais à l’écart. Et au bout d’un moment, j’ai voulu voir ma famille qui me manquait tant.
Je suis arrivé dans leur taudis en rasant les murs, me sentant épié de chaque côté de ces rues immondes. Ma mère m’a accueilli, toujours avec le même sourire heureux et bienveillant. Également, dans le patio en pierre qu’on avait transformé en salon, il y avait ma sœur et son fils, pas spécialement ravis de me voir. Après tout, qu’est-ce que j’en avais à foutre, au point où j’en étais. C’est là que j’interpelai ma mère précipitamment pour lui raconter la merde dans laquelle j’étais, moi, semi-clandestin et fugitif. Alors qu’elle faisait la vaisselle dans le lavoir en pierre, je lui racontai l’horreur que j’avais vue de mes yeux. Quand soudain, mon neveu se mit à brailler. Ma mère accourut alors sur le champ pour s’occuper du bébé, tout en me répétant par-dessus l’épaule que « ce n’était pas si grave ». On m’aurait écartelé en place publique que je me serais senti pareil. Puis quelqu’un cogna à la lourde, et je n’avais rien de plus important à faire qu’aller ouvrir. Et à ma grande surprise, je reconnus deux espèces de pervenches de la brigade anti-Juifs. J’étais foutu. Alors qu’elles pénétrèrent dans la maison, je me ruai vers le cagibi en bas de l’escalier, près du lavoir, au plus grand étonnement de ma mère. À peine m’enfermai-je dans le noir que je l’entendis annoncer à tue-tête : « elles passent juste prendre l’apéro, et vérifient simplement que tout va bien, c’est tout ! ». Moi, je vérifiai juste que j’étais toujours bel et bien non-circoncis : ça semblait con, mais c’est bien le genre d’action impensable que la peur est capable de nous faire jouer. Jusqu’au bout. Puis la porte d’entrée se referma : aussi je m’empressai d’aller hurler sur ma mère, pour qu’elle se rende bien compte du danger qu’elle venait de me faire courir, moi qui avais failli y rester, mais à ce moment-là, mon neveu se remit à pleurer de plus belle, et devant la dévotion de ma mère pour son petit-fils, et le désintérêt de tout le monde pour ma situation, je décidai de mettre les bouts.


Alors j’ai continué d’errer dans ce patelin froid comme la Mort, et de fuir les regards inquisiteurs comme la Peste... J’avais croisé, dans un bar miteux, un excellent prof que j’avais eu à l’université, Monsieur M, toujours enclin à faire des blagues douteuses et à parler rugby. Mais je n’avais même pas eu le courage de lui adresser la parole. J’avais peur des indics, des salopes, des collabos qui me ramèneraient vers la Mort dès qu’ils sauraient qui j’étais. Et je baissai la tête de plus belle dans mon blouson réconfortant, voulant qu’elle disparaisse en son sein comme dans une carapace. Lorsque je vis, sur ce qui semblait être la grande place de cette plaie béante de ville, un ouvrier démonter un immense ensemble de gigantesques ballons verts vifs, gonflés et disposés çà et là comme dans un parc pour enfants. En plein boulot, sur le bitume, le mec vit mon regard interloqué :
« C’est une nouvelle mesure de la commune, criait-il entre deux secousses de polisseuse. C’est des Quartiers de Haute Sécurité gonflables ! Au moins on peut les vider, les aérer, et les mettre ailleurs... ».
Des QHS mobiles ? Quelle drôle d’idée. J’en restais assez stupéfait, mais le destin qui avait l’air de m’attendre au tournant choisit à ma place, et aussitôt, je m’adressai au gars qui galérait à virer cette installation pénitentiaire de la grande place.
« Attendez, je vais vous donner un coup de main...
- Ouais, moi aussi !, entendis-je sur ma droite.
- Ah oui, on va vous aider, M’sieur ! », retentit également.
Et de tous les côtés surgirent des gamins pleins d’espoir et de testostérone, entamant la désinstallation du QHS dans la cohue de leurs rires et des éclaboussements de la fontaine. Certains s’étaient même mis à jouer au foot avec les ballons gonflables, tandis que moi, je vis apparaître d’immenses papillons transparents qui virevoltaient en nuage près du bassin, pendant que des serpents, au sol, commençaient à se joindre à la fête.


J’étais toujours dans le même pétrin. On m’avait pris en stop pour m’éloigner de cet endroit. Arrivés près d’un champ de soja transgénique, merveilleux à perte de vue, tout le monde descendit dans un bruit sourd de claquement de portes. Neal Maupay, qui avait été récemment transféré de l’OGC Nice à Saint-Étienne, me demanda mon iPhone. Il y trouva des photos de l’Argentine et de paysages magnifiques de la pampa, à l’autre bout du monde.
« Tu vois, ça, ça me rappelle le pays... ».

vendredi 21 août 2015

GEINS, GIS VITE

« Alors, tu t’es fait tatouer récemment ? Tu t’y habitues ?
- Ouais ouais... ».
Monsieur W n’avait pu s’empêcher de répondre avec son habituel ton nonchalant, non sans me faire comprendre qu’il regrettait quelques coups d’encre sous sa peau. Il faut dire que je le voyais là, devant moi, déambuler à moitié nu avec une étrange carapace de plumes vertes, touffue et écailleuse, qui lui recouvrait la moitié du corps. Je savais que les impressions 3D avaient fait d’incroyables progrès, mais quand même ; j’avais de quoi rester quelque peu surpris face au résultat de cet espèce de tatouage monstrueux en relief. Et Monsieur W, en regardant par la fenêtre, en réalisait sans doute le caractère irréversible.

C’est vrai que ça m’avait pas mal chiffonné, cette histoire. Si bien que, dans les instants qui suivaient, j’éprouvai le besoin de me regarder fixement, attentivement, dans un miroir à poignée. Je pénétrai dans mes propres yeux. Qu’est-ce que j’avais vieilli... En vrai, je veux dire ; pas dans le reflet. Car à l’intérieur, je me voyais à l’aube de mes 12 ans. Et je me voyais sourire. Qu’était devenu mon sourire ? À peine m’étais-je posé la question qu’en passant mon doigt sur une dent, je sentis celle-ci se décoller de son réceptacle, et poussai soudainement un cri de dégoût et d’agonie : je m’étais arraché une molaire sans le moindre effort, sans la moindre raison. C’est à ce moment-là que je me suis mis à pleurer. Le genre de sanglot qu’on peut produire, enfant, lorsqu’on a brusquement l’impression que l’univers tout entier est en train de se déchirer sous nos pieds. Et que l’on sent, peut-être par instinct, que seule une mère peut venir à notre secours. Et c’est ce qui s’est passé. Car celle qui m’a mis au monde, bien qu’elle accourût vers moi, n’eut pas de fosses enflammées à enjamber ni de Styx à traverser, mais simplement la cuisine en rez-de-chaussée. Ah, heureusement que ma mère possède ce sourire bienveillant et réconfortant, celui qui vient sécher toutes sortes de larmes.
Et elle consola ma petite tête devenue toute rouge pendant ce sursaut d’angoisse. Je t’aime, Maman. Toi qui as toujours su ramener tout ce qui existe à la vie, quand j’avais peur que cela ne disparaisse.
« C’est pas grave, ne t’inquiète pas... ».
Un regain d’espoir m’habita, quand en me massant la mâchoire, je sentis une autre dent bouger. Et se dévisser sous mes ongles à peine je l’effleurai. Et nouvelle crise de pleurs. Effroi et incompréhension. Et chaud devant, une canine de plus voulait me quitter, comme si toutes mes dents allaient tomber une à une...
« Mais écoute, c’est normal, ne t’en fais pas, m’assura ma mère. Tu sais, c’est pour faire de la place : d’ici deux jours, tout aura repoussé, tu verras ! ».
J’ignorais comment elle pouvait rester si optimiste, ni pourquoi elle conservait encore cette lueur pétillante d’amour au creux des yeux. Était-ce pour me calmer, pour atténuer le volume des hurlements de nouveau-né qui sortaient de ma bouche édentée ? Non, ma mère continuait de me rassurer à tout prix, y compris lorsqu’en passant mon doigt sous ma gencive inférieure, j’en retirai, les yeux écartelés, une énorme gousse d’ail plantée contre ma joue, et qui ressemblait en réalité à un morceau d’oignon rouge. Ainsi le carrelage, les murs et les baies vitrées de la blanche cuisine, immense, furent instantanément envahis par un ultime cri d’appel au secours, auquel répondit ma mère en me serrant fort contre elle...


De toute façon, à quoi ça sert d’avoir toutes ses dents dans un monde pareil ? Tout devenait décadent. Ma nouvelle vie ne ressemblait pas à grand-chose, à vrai dire. Je ne reconnaissais plus ni México ni ses habitants. J’avais eu énormément de mal à m’installer dans une bâtisse de campagne, avec un grand jardin et des gros cons autour de moi. Au bout d’un moment, j’avais même dû me résigner à me construire une petite maison sur un pont : le passage intempestif des gens, à toute heure de la journée, pouvait être gênant, mais au moins je renversais les codes. Et la nuit, entre les centres commerciaux illuminés et les autoroutes aux néons multicolores qui m’encerclaient, je pouvais au moins me dire que je dormais sous les plus belles des étoiles. J’étais heureux, également, de pouvoir me targuer de jouer "Carousel" à la perfection à la basse. Mais ça ne m’empêchait pas d’être convaincu que tout partait en couilles : dans un fast-food de banlieue, conçu avec une façade et une déco type chalet, on avait même séquestré l’équipe de foot de l’Athletic Bilbao. Une opération des différents corps de police et de la brigade anti-prises d’otages s’apprêtait à être lancée. Et pendant ce temps, dans la vieille baraque que j’étais heureux de ne pas habiter, toute la clique d’apprentis punks du coin fêtait curieusement les 90 ans de leur binoclard de chanteur et guitariste roux, à la voix nasillarde et à la prononciation anglaise plus que douteuse. Il en avait eu 30 quelques mois auparavant.

jeudi 11 septembre 2014

JOHNNY ON THE SPOT

Dans les ruelles de la vieille ville, l’enseigne du cinéma clignotait comme un vieux néon malade. Malgré le cachet du bâtiment classieux, la devanture ressemblait à un pauvre sex shop de quartier, peu fréquenté. Et comme à la belle époque, en lettres capitales à l’ancienne, le film du jour était annoncé. Sauf que ce soir-là, mon pote et moi avions remarqué que le cinéma affichait les news brûlantes, difficiles à imaginer et à avaler, dont la nouvelle effarante : JOHNNY HALLYDAY EST MORT. Entre éclat de rire nerveux et inquiétude, nous n’en revenions pas. Abasourdis. Deuil. La rue venait de subir un lavement de la brigade de propreté urbaine. L’ivresse du bord du trottoir fit que je pris mon ami dans mes bras, refusant d’y croire :
« Mais c'est pas possible, c’est un cauchemar ! Ils partent tous les uns après les autres ! ».
Je parlais des hommes importants de ce monde, bien évidemment. Et surtout, tout autant que lui, je craignais viscéralement l’interminable hommage national, d’une longue semaine qui aurait semblé être une putain d’année...

dimanche 31 août 2014

ME NOURRIR DE CET ALIMENT VERT QUE JE PRODUIS

La vieille baraque provençale ne me disait vraiment rien qui vaille... Avec sa pierre ancienne, elle avait dû être belle autrefois, ou alors était-ce la nuit, car le halo de lumière d’un jaune putride qui éclairait son entrée faisait d’elle une bâtisse peu rassurante. J’étais venu rendre visite à un cousin éloigné, ou un vieil oncle, je ne savais pas bien. C’était bizarre, parce qu’après que lui et sa femme m’eurent salué, j’étais incapable de dire s’ils étaient bel et bien vivants, ou s’ils n’étaient que des esprits. Ils avaient beau être très aimables, je croyais bien que leurs corps flottaient. Il me sembla même apercevoir mon vieux grand-père dans une pièce. Enfin, ils m’avaient installé un matelas poussiéreux en bas, c’était gentil de leur part. Puis ils disparurent.
J’étais là, et face à l’ennui, je décidai d’aller faire un tour à l’étage. Assez incrédule, je me retrouvai dans un grenier qui contenait plusieurs dizaines d’âmes : il y avait un concert qui allait commencer sur le plancher grinçant, manifestement. En évitant les regards étonnés et les bières posées un peu partout et n’importe comment, je pris une chaise, vérifiai le pied de micro, une fois, deux fois, toussotai timidement, m’armai de ma guitare et commençai à envoyer la rythmique de l’une de mes chansons avec mon looper, sans n’avoir rien demandé à personne.


Le lendemain, à l’aéroport, un petit groupe de gens s’approcha de moi et vint me féliciter : ils avaient assisté à mon improvisation de la veille. J’étais le premier surpris par leurs éloges : « bravo », « c’était super, vraiment », « continue comme ça, mec ! » lancé par un futur fan insistant à lunettes, et telle ou telle chanson valait plus le coup qu’une autre, etc... J’étais flatté, c’était certain. Embarrassé aussi, sans nul doute. D’autant plus qu’après m’être assis dans la salle d’attente avec tout mon matériel, cet endroit vitré qui faisait vraiment futuriste avec ce blanc immaculé des murs qui donnait mal à la tête, je pus revoir des images de moi en train de jouer mes morceaux, diffusées sur des écrans géants à gauche et à droite du passage réservé aux voyageurs. Je n’y croyais pas. Encore moins lorsque je me revis enchaîner mes chansons, avec une Stratocaster blanche comme neige entre les mains, sur laquelle je ne me rappelais pas avoir joué...
Mon pied gauche me faisait toujours mal, aussi je coupai net une conversation entamée avec une copine. Je pris mon pied à deux mains pour vérifier l’état de la blessure : la plaie était atroce. Sur le flanc intérieur, près du talon, l’entaille était devenue si profonde que l’on pouvait distinguer la blancheur de mes os, de l’autre côté. Le plus étrange, c’était que même si on aurait pu croire que je m’étais fait dévorer la moitié du pied par quelque monstre carnassier, il n’y avait aucune trace d’hémoglobine malgré la douleur et la laideur du déchirement, rien. Le bout de viande que j’avais à la place de mon pied, violacé, était horrible mais propre. Du moins, c’était ce que je me disais, jusqu’à ce que je voie que des entrailles du morceau de chair s’écoulait une mousse verte infecte, spongieuse et granuleuse.
« Ça va aller... ».


Une fois de retour, je voulus l’apercevoir car Elle m’avait manqué. J’étais allé dans cette aire de jeu, semblable à un carré de quinze hectares, avec de l’herbe à perte de vue, sans arbres, sans rien qu’un petit ruisseau qui délimitait le parc à droite. C’est par là qu’Elle arriva. Moi, je me tenais au milieu de ces enfants qui jouaient avec leurs balles de couleur sur la pelouse chlorophylle. Et Elle m’aperçut, comme si Elle était venue me faire la même surprise au même endroit. Je feignis de ne pas la voir ; Elle fit la même chose. Moi, je voulus la suivre, pour que les retrouvailles soient encore plus belles, mais là, je réalisai soudainement qu’Elle était accompagnée d’une bonne partie de sa famille. Ça cassait un peu l’ensemble, ouais. Mais je la suivis quand même, de loin, avec la plus grande furtivité. Là-haut dans le ciel, amarré entre quelques nuages mal stationnés, il y avait un gigantesque navire de croisière qui flottait. Comme un ballon de la taille d’une île australe. Son simple gouvernail fendait un cumulus en deux. Elle avait regagné le vaisseau, sans doute par l’échelle de géant aux barreaux innombrables, qui reliait ciel et terre. À l’intérieur, j’attendais qu’elle redescende, dans l’une des pièces principales. J’en profitai pour examiner un peu les environs, la déco... Tout à coup, j’entendis sa voix dans l’escalier derrière moi. En deux secondes, je fis volte-face et m’engouffrai dans une cabine, bien planqué, afin que la surprise ne soit pas gâchée. Mais cette fois-ci, jetant un œil dans leur dos depuis l’encadrement de la porte, je vis qu’Elle était avec sa tante et sa cousine, alors bon, soupirant quelque peu, je me résignai à laisser tomber. De ce que je crus comprendre, à les entendre parler, il me sembla qu’Elle avait trouvé un appartement dans ce bateau. Des murs blancs dans des petites cabines à l’ancienne, du bois couleur feu un peu partout et du parquet chaleureux... C’était sûr que ça allait lui plaire. Elle avait quitté les lieux, de toute façon.


Pendant ce temps, le navire gonflable avait certainement dû redescendre considérablement, car je ne m’étais rendu compte de rien, mais nous étions à vingt mille lieues sous les cieux devant une mer magnifique, dans une baie encerclée de minuscules falaises ocre. Il y avait des gens qui s’éclataient à faire du flyboard, et entre le vacarme de leurs plongeons la tête la première dans l’eau paisible, les cris qu’ils poussaient en en sortant, et la vision de ce tube auquel chacun était accroché... ça produisait un tableau plutôt bizarre. On aurait dit qu’ils se débattaient au bout des tentacules d’un calmar géant qui s’amuserait avec eux comme on fait bouger des pantins. Mais ça donnait quand même envie, ces cris d’adrénaline et ces hurlements de rire partout autour de moi sur le ponton. Quand vint mon tour, j’essayai de prendre une profonde inspiration pour affronter cet abysse qui m’avait toujours tellement effrayé, mais le propulseur me projeta si violemment dans l’eau que je me retrouvai presque instantanément au fond.
Contre toute attente, il faisait beau là-dessous. Il y avait quasiment la même lumière qu’en haut, un peu dorée, avec un calme irréel. Et tout était très limpide quand j’ouvrais les yeux, sans difficulté. Pas d’obscurité angoissante, pas de ténèbres, pas de créatures cauchemardesques. Si, bien évidemment, les sirènes ne sont pas des démons. Il y en avait une en face de moi. D’ailleurs, je ne voyais qu’elle en face de moi, dans l’immensité liquide. Rien d’autre. Drôle de sirène, d’ailleurs, sans écailles et dotée de deux jambes. J’étais un peu méfiant, elle s’approchait peu à peu. Elle ressemblait à s’y méprendre à cette insupportable Mademoiselle L. C’était vraiment troublant. Et moi je ne bougeais pas, je ne bougeais plus. Sans doute m’avait-on oublié à la surface. Et alors que je restais bloqué au fond de la mer avec mes fixations de flyboard qui ne servaient plus à grand-chose, la rencontre sous-marine me sourit et me parla en buvant la tasse ; le rictus heureux sur ses lèvres était pourtant intact, même si je n’arrivais pas à entendre le moindre son dans la surdité de l’eau, à cette profondeur. Alors elle procéda par signes. Oui, voilà, c’était une bien meilleure idée, j’essayai de comprendre. Mais peut-être que je me trompais dans la traduction improvisée. Je regardais attentivement ses mains qui s’agitaient pour me composer une longue phrase, et de ce que je parvenais à déchiffrer, j’eus l’impression qu’elle me proposait de participer au tournage d’une vidéo : "Happy sous la mer", un clip hommage à Pharrell Williams. Un truc inédit, quoi. C’était ce que je m’étais dit sur le coup, avant de tout oublier. Le manque d’oxygène, sans doute.