dimanche 31 août 2014

ME NOURRIR DE CET ALIMENT VERT QUE JE PRODUIS

La vieille baraque provençale ne me disait vraiment rien qui vaille... Avec sa pierre ancienne, elle avait dû être belle autrefois, ou alors était-ce la nuit, car le halo de lumière d’un jaune putride qui éclairait son entrée faisait d’elle une bâtisse peu rassurante. J’étais venu rendre visite à un cousin éloigné, ou un vieil oncle, je ne savais pas bien. C’était bizarre, parce qu’après que lui et sa femme m’eurent salué, j’étais incapable de dire s’ils étaient bel et bien vivants, ou s’ils n’étaient que des esprits. Ils avaient beau être très aimables, je croyais bien que leurs corps flottaient. Il me sembla même apercevoir mon vieux grand-père dans une pièce. Enfin, ils m’avaient installé un matelas poussiéreux en bas, c’était gentil de leur part. Puis ils disparurent.
J’étais là, et face à l’ennui, je décidai d’aller faire un tour à l’étage. Assez incrédule, je me retrouvai dans un grenier qui contenait plusieurs dizaines d’âmes : il y avait un concert qui allait commencer sur le plancher grinçant, manifestement. En évitant les regards étonnés et les bières posées un peu partout et n’importe comment, je pris une chaise, vérifiai le pied de micro, une fois, deux fois, toussotai timidement, m’armai de ma guitare et commençai à envoyer la rythmique de l’une de mes chansons avec mon looper, sans n’avoir rien demandé à personne.


Le lendemain, à l’aéroport, un petit groupe de gens s’approcha de moi et vint me féliciter : ils avaient assisté à mon improvisation de la veille. J’étais le premier surpris par leurs éloges : « bravo », « c’était super, vraiment », « continue comme ça, mec ! » lancé par un futur fan insistant à lunettes, et telle ou telle chanson valait plus le coup qu’une autre, etc... J’étais flatté, c’était certain. Embarrassé aussi, sans nul doute. D’autant plus qu’après m’être assis dans la salle d’attente avec tout mon matériel, cet endroit vitré qui faisait vraiment futuriste avec ce blanc immaculé des murs qui donnait mal à la tête, je pus revoir des images de moi en train de jouer mes morceaux, diffusées sur des écrans géants à gauche et à droite du passage réservé aux voyageurs. Je n’y croyais pas. Encore moins lorsque je me revis enchaîner mes chansons, avec une Stratocaster blanche comme neige entre les mains, sur laquelle je ne me rappelais pas avoir joué...
Mon pied gauche me faisait toujours mal, aussi je coupai net une conversation entamée avec une copine. Je pris mon pied à deux mains pour vérifier l’état de la blessure : la plaie était atroce. Sur le flanc intérieur, près du talon, l’entaille était devenue si profonde que l’on pouvait distinguer la blancheur de mes os, de l’autre côté. Le plus étrange, c’était que même si on aurait pu croire que je m’étais fait dévorer la moitié du pied par quelque monstre carnassier, il n’y avait aucune trace d’hémoglobine malgré la douleur et la laideur du déchirement, rien. Le bout de viande que j’avais à la place de mon pied, violacé, était horrible mais propre. Du moins, c’était ce que je me disais, jusqu’à ce que je voie que des entrailles du morceau de chair s’écoulait une mousse verte infecte, spongieuse et granuleuse.
« Ça va aller... ».


Une fois de retour, je voulus l’apercevoir car Elle m’avait manqué. J’étais allé dans cette aire de jeu, semblable à un carré de quinze hectares, avec de l’herbe à perte de vue, sans arbres, sans rien qu’un petit ruisseau qui délimitait le parc à droite. C’est par là qu’Elle arriva. Moi, je me tenais au milieu de ces enfants qui jouaient avec leurs balles de couleur sur la pelouse chlorophylle. Et Elle m’aperçut, comme si Elle était venue me faire la même surprise au même endroit. Je feignis de ne pas la voir ; Elle fit la même chose. Moi, je voulus la suivre, pour que les retrouvailles soient encore plus belles, mais là, je réalisai soudainement qu’Elle était accompagnée d’une bonne partie de sa famille. Ça cassait un peu l’ensemble, ouais. Mais je la suivis quand même, de loin, avec la plus grande furtivité. Là-haut dans le ciel, amarré entre quelques nuages mal stationnés, il y avait un gigantesque navire de croisière qui flottait. Comme un ballon de la taille d’une île australe. Son simple gouvernail fendait un cumulus en deux. Elle avait regagné le vaisseau, sans doute par l’échelle de géant aux barreaux innombrables, qui reliait ciel et terre. À l’intérieur, j’attendais qu’elle redescende, dans l’une des pièces principales. J’en profitai pour examiner un peu les environs, la déco... Tout à coup, j’entendis sa voix dans l’escalier derrière moi. En deux secondes, je fis volte-face et m’engouffrai dans une cabine, bien planqué, afin que la surprise ne soit pas gâchée. Mais cette fois-ci, jetant un œil dans leur dos depuis l’encadrement de la porte, je vis qu’Elle était avec sa tante et sa cousine, alors bon, soupirant quelque peu, je me résignai à laisser tomber. De ce que je crus comprendre, à les entendre parler, il me sembla qu’Elle avait trouvé un appartement dans ce bateau. Des murs blancs dans des petites cabines à l’ancienne, du bois couleur feu un peu partout et du parquet chaleureux... C’était sûr que ça allait lui plaire. Elle avait quitté les lieux, de toute façon.


Pendant ce temps, le navire gonflable avait certainement dû redescendre considérablement, car je ne m’étais rendu compte de rien, mais nous étions à vingt mille lieues sous les cieux devant une mer magnifique, dans une baie encerclée de minuscules falaises ocre. Il y avait des gens qui s’éclataient à faire du flyboard, et entre le vacarme de leurs plongeons la tête la première dans l’eau paisible, les cris qu’ils poussaient en en sortant, et la vision de ce tube auquel chacun était accroché... ça produisait un tableau plutôt bizarre. On aurait dit qu’ils se débattaient au bout des tentacules d’un calmar géant qui s’amuserait avec eux comme on fait bouger des pantins. Mais ça donnait quand même envie, ces cris d’adrénaline et ces hurlements de rire partout autour de moi sur le ponton. Quand vint mon tour, j’essayai de prendre une profonde inspiration pour affronter cet abysse qui m’avait toujours tellement effrayé, mais le propulseur me projeta si violemment dans l’eau que je me retrouvai presque instantanément au fond.
Contre toute attente, il faisait beau là-dessous. Il y avait quasiment la même lumière qu’en haut, un peu dorée, avec un calme irréel. Et tout était très limpide quand j’ouvrais les yeux, sans difficulté. Pas d’obscurité angoissante, pas de ténèbres, pas de créatures cauchemardesques. Si, bien évidemment, les sirènes ne sont pas des démons. Il y en avait une en face de moi. D’ailleurs, je ne voyais qu’elle en face de moi, dans l’immensité liquide. Rien d’autre. Drôle de sirène, d’ailleurs, sans écailles et dotée de deux jambes. J’étais un peu méfiant, elle s’approchait peu à peu. Elle ressemblait à s’y méprendre à cette insupportable Mademoiselle L. C’était vraiment troublant. Et moi je ne bougeais pas, je ne bougeais plus. Sans doute m’avait-on oublié à la surface. Et alors que je restais bloqué au fond de la mer avec mes fixations de flyboard qui ne servaient plus à grand-chose, la rencontre sous-marine me sourit et me parla en buvant la tasse ; le rictus heureux sur ses lèvres était pourtant intact, même si je n’arrivais pas à entendre le moindre son dans la surdité de l’eau, à cette profondeur. Alors elle procéda par signes. Oui, voilà, c’était une bien meilleure idée, j’essayai de comprendre. Mais peut-être que je me trompais dans la traduction improvisée. Je regardais attentivement ses mains qui s’agitaient pour me composer une longue phrase, et de ce que je parvenais à déchiffrer, j’eus l’impression qu’elle me proposait de participer au tournage d’une vidéo : "Happy sous la mer", un clip hommage à Pharrell Williams. Un truc inédit, quoi. C’était ce que je m’étais dit sur le coup, avant de tout oublier. Le manque d’oxygène, sans doute.

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