lundi 16 octobre 2017

IL N'Y A PAS DE MAL À MÂCHER SES MAUX


Dans un mouvement étrange et illogique, il était là, à enregistrer une vidéo mal cadrée avec l’idée qu’elle serait géniale. Monsieur E était devenu papa récemment, pour autant, il éprouvait encore du plaisir à filmer sa belle chienne au poil ras sur une voiture de police, comme si elle faisait partie d’une brigade, avec casque et lunettes de Soleil à la clé. Je me demandais s’il ne considérait pas cet animal comme sa propre progéniture, pour le mettre en scène de la sorte.


Puis je suis sorti de mes pensées. Devant moi, tous mes étudiants me regardaient, l’air interloqué et vaguement amusé, surgir de mes réflexions inutiles, assis à mon bureau. Il était surélevé par une estrade qui rendait la salle intimiste, encore plus froide et grisâtre. Je pense que j’étais drôle ce jour-là, car tout le monde riait en classe, particulièrement les deux êtres du couple homo british que j’appréciais particulièrement. Avec le sourire, je me suis alors levé pour inscrire les consignes d’un exercice de rédaction sur le tableau noir. Peut-être que j’ai mis beaucoup trop de temps, car aussitôt le dos tourné, j’ai remarqué que mes étudiants avaient tous quitté la classe, à ma surprise : ils avaient pris l’exercice pour un devoir à la maison, et semblaient bien heureux de pouvoir déserter le cours vingt minutes avant la fin.
« Mais, ce n’est pas terminé, les gars… ».
J’ai donc décidé de me précipiter dans la rue pour faire revenir mes élèves. Au loin, j’ai vu Monsieur B et son sourire hollywoodien en train de discuter avec des anciennes connaissances du lycée, dont l’Allemand Monsieur T. Ça faisait bizarre, cette proximité d’un étudiant avec des personnes que j’avais connues, moi, longtemps auparavant. Et malgré son aspect radieux, plein de nonchalance et de mauvaise foi, Monsieur B m’a expliqué qu’il devait partir de toute façon, et qu’il n’aurait pas pu assister à la fin du cours. Je ne le croyais pas mais il insistait, et me confirmait qu’il allait faire sérieusement la rédaction que j’avais donnée. Et en prenant congé de lui, sans regarder derrière moi, j’ai trébuché sur une station iPod abandonnée sur la plage, enfouie dans le sable à quelques mètres d’une mer que je n’avais jamais remarquée. Et, le cul entre les dunes, j’ai lancé :
« À la semaine prochaine ! ».


Quelque temps plus tard, je me suis rendu à l’administration, au -2. Le secrétariat en sous-sol semblait, comme toujours, rongé par une humidité intolérable, qui n’attaquait pourtant pas le vert pomme des murs le long des larges couloirs. Il y avait beaucoup trop de lumière dans cet endroit sous terre.
C’est là que ma secrétaire m’a appris que je devais aller à Paris au début du mois de janvier, afin de remplacer un certain Monsieur G : ce professeur que je ne connaissais pas avait modifié tout le calendrier pour pouvoir profiter au mieux des fêtes de fin d’année, et un roulement s’imposait : je devais prendre sa place à Paris, pour une quinzaine de jours. Je n’aimais pas du tout cette nouvelle, même si je pouvais rajouter un nouveau Sciences-Po à mon C.V : je restais là, immobile, devant mon interlocutrice, comme pris au piège et ne pouvant rien faire d’autre que de constater que certains de mes élèves, passant par-là, me regardaient avec insistance à travers les fenêtres du bureau, sans que je ne sache ce que leurs yeux signifiaient à cet instant précis.


Maman était venue me chercher après ça. J’avais proposé à l’une de mes collègues, une fausse blonde pulpeuse qui ressemblait comme deux gouttes d’eau à la copine de mon meilleur ami, de rentrer avec nous en voiture. Je ne savais pas bien pourquoi j’avais fait ça, car je n’appréciais guère cette femme enfantine, niaise et probablement hypocrite ; toujours est-il qu’elle avait accepté.
On était repartis du sous-sol, et avec la voiture de Maman, nous sillonnions les falaises qui amenaient aux monts les plus impressionnants des alentours. Dans la carlingue comme au-dehors, régnait le silence le plus total, mis à part le doux vacarme du bolide de ma mère. Nous montions progressivement, faisant des lacets de route vers les hauteurs, quand ma collègue a demandé à ma mère, au centre le plus exact de la banquette arrière :
« Tu te repères aux montagnes ?, avec une pointe d’impolitesse infantile soulignée par le fait qu’elle tutoyait hâtivement.
- Non, je me repère aux tunnels », a fait ma mère très simplement.
En effet, il y avait de longues constructions qu’on appellerait humaines, proches de sommets. On pouvait les apercevoir plusieurs de kilomètres à l’avance, enjamber des vallées ou tenter de réconcilier les montagnes entre elles. À ma droite, creusés dans le granit, s’annonçaient petit à petit de grands appartements dont les terrasses colorées surplombaient la route, la vallée, les montagnes, l’univers et nous-mêmes. On aurait pu venir, à travers la fenêtre de la voiture, faucher le repas de quelqu’un, bras tendus.
Sur mon siège, je me passais les doigts entre les dents, avec insistance, pour en extirper quelque chose de coincé. Je songeais à mon déjeuner : peut-être du persil ? Rapidement, j’ai sorti de mes molaires supérieures une énorme feuille de bananier carrée, intacte et d’un vert extraordinairement vif. Je voulais la montrer à ma mère, fièrement, mais bientôt je voyais le bout du tunnel, la route devenir un rail de grand huit, et la voiture s’engouffrer machinalement dans l’obscurité d’une mine.


Nous étions arrivés chez nous, et ma collègue était partie depuis un moment. Maman et moi, on a alors discuté un certain temps, à la lueur d’une lampe à pétrole dans cette caverne aménagée. En réalité, je ne l’écoutais qu’à moitié, et pensais à autre chose. Elle m’a proposé de m’accompagner à Paris : j’ai refusé. Mais on aurait pu rester ensemble, et visiter la ville, en profiter pour passer du temps elle et moi. Mais non. J’avais peur du froid, et j’ai commencé à penser à tous les frais que ce remplacement allait provoquer.
Puis je me suis levé pour faire quelque chose à manger. Des œufs brouillés. Et ma mère m’a dit, en désignant la poêle dont je m’étais emparé :
« Tu sais que c’est meilleur quand on rajoute de l’huile d’olive ? ».
Bizarrement, je connaissais déjà parfaitement cette technique. Depuis peu.

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