lundi 30 janvier 2017

SANS R


Je tournais les pages. Sans relâche, de la droite vers la gauche. Et faisais défiler les lignes et les mots, les lettres et les chiffres. Ce papier, vieux et superbement jauni, renfermait tant de choses, tant de cendres. Les pages du manuscrit volaient, allaient et venaient, comme si aucune main n’était là pour mener l’orchestre, cette danse des feuilles, silencieuse. Je tournais les pages en repensant à tout le reste. À ce qu’elles avaient contenu avant, à ce qu’elles vivraient ensuite. En haut de chacune d’elles, au centre, je voyais passer des titres, certains aux accents de punk, certains en anglais, comme ce "Journey to the End" ; il y avait des 146, des V ou des VI, je ne sais plus. Des pages jaunes.


À travers elles, je n’avais aucune difficulté à lire la suite, à imaginer ce qui n’avait pas encore été. Sûr, c’était bien le frère de Mademoiselle J. Impossible de me tromper, avec ses yeux globuleux de poisson ingénieur. Sûr, il avait un impact de pare-brise sur le visage ; ça me fait, d’ailleurs, penser à comment j’ai explosé ma voiture, non-loin de la sienne. Je ne sais pas comment je me suis débrouillé, mais une chose est sûre : si j’avais voulu faire exprès, je n’aurais pas fait mieux. Et après tout, n’avais-je pas fait exprès quand même ? Cette bagnole, après mon méfait, on l’aurait dit broyée par le Léviathan en personne. L’avantage, c’est qu’avec cette gueule-là, avant de prendre feu sur cette route d’automne, elle paraissait être une décapotable, un cabriolet magnifique dans sa déchéance. Et, debout sur la banquette arrière, attachée par une corde à un arbre garé juste là, une femme cherchait désespérément à se pendre.


Sûr, cet épisode avait beaucoup affecté mon médecin. Pour la première fois, il avait rencontré ma mère, et le malheureux lui faisait étalage de tous ses problèmes conjugaux. Assis sur un fauteuil en cuir au beau milieu du salon, portant fièrement — comme toujours — une belle chemise blanche cintrée, il avait très mauvaise mine. Le comble pour un médecin, non ? J’ignore si les mots de ma mère ont eu le moindre impact, mais non, il n’allait pas bien. C’était curieux de le voir parler de sa femme avec autant de tristesse : moi, j’avais toujours pensé qu’il était homo, vous comprenez ? Mais ça n’avait aucune importance. Pas plus que cette vente aux enchères éclatée et inutile, dans cet hôtel de luxe, à laquelle j’ai tenté de participer pour être solidaire de la mesquinerie de mes amis. Seul le bâtiment valait le détour, et son intérieur, avec ses immenses escaliers carrés qui formaient des coursives aérées et des terrasses en forme de casse-tête, chacune dominant avec plus ou moins de hauteur la foule, et une fontaine titanesque. Dans le blanc des murs, j’ai même cru voir apparaître des faces, du trèfle, du pique, du cœur mais pas de carreaux : sans doute un reflet des tapis noirs et bordeaux posés sur le sol.
Sûr, c’est à travers cet endroit que j’ai eu cette vision figée, muette, comme de par le viseur d’un appareil photo : un alcazar désert, sous un Soleil persuasif, laissant deviner des feuilles de cactus d’un vert tendre mais amer. Les quelques agaves discrètes contenaient mes récits passés. Tous, sans exception : ceux pour lesquels l’on avait abattu des arbres, ceux pour lesquels j’ai donné vie à ce manuscrit. Il était presque devenu poussiéreux, en fin de compte. Et c’est là que ça devient drôle, vous voyez : depuis le dos, la couverture a commencé à se détacher... Entièrement. Et le livre continuait de flotter et de n’avoir jamais parlé à qui que ce soit. Et moi, je continuais. Je tournais les pages.

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