mardi 13 octobre 2015

SOUS LES RAILS SANS CRIER GARE

Ce devait être un événement chaleureux et convivial, malgré l’endroit peu accueillant qui avait été choisi pour que la soirée eût lieu : un sinistre hangar dans une ruelle pavée, seulement éclairée par l’agonie d’un mauvais réverbère. Mais le repas annuel organisé par le club de boxe avait de grosses allures de fiasco : quand nous y pénétrâmes, avec ma mère, ma sœur, je revis passer sous mes yeux ces lointaines années à la cantine où l’on n’entendait que le terrible tintamarre des tables heurtées par des couverts et des assiettes en furie, agités frénétiquement par un régiment de gamins joviaux mais affamés. C’était exactement la même vision qui s’offrait à nous, alors que je pris conscience de l’immensité du hangar, long comme un terrain de football, dans lequel régnait une cacophonie juvénile digne des pires clameurs de l’Enfer. Je compris vite que la soirée n’avait pu être organisée qu’avec l’engagement que chaque personne allait venir avec ses sept enfants. Avant de tourner les talons, j’aperçus l’une de mes partenaires de savate, la demoiselle au chapeau ; sortant à peine de l’adolescence la plus profonde, elle devait se sentir plutôt entre deux eaux. Je le vis à son regard clair, légèrement empreint de tristesse. L’ambiance de cet endroit, qui ressemblait à un réfectoire de camp de réfugiés, la maintint debout, songeuse et muette.


Nous nous rejoignîmes en famille le matin suivant ; ma cousine, venue de l’autre côté de la planète, était accompagnée de sa mère, qui portait le nom d’une sainte d’Alexandrie. L’expression pétrifiée de son visage, comme fait de marbre blanc, lui dessinait un sourire pudique et mystérieux. Et c’est là que nous découvrîmes sa petite merveille : une ravissante et minuscule enfant d’Éthiopie, d’environ quatre ans, belle comme le jour. À en juger par sa peau basaltée, j’en déduis qu’elle avait été adoptée. La petite fille se faufilait entre nos jambes, le regard déterminé posé sur la seconde d’après, et jouait avec beaucoup d’énergie et de désinvolture, toute seule, là dans l’herbe.
L’endroit où nous avions convenu du rendez-vous était une petite montagne abrupte, horriblement escarpée malgré la verdure qui lui conférait un aspect plutôt agréable. Nous étions tout en haut de l’aiguille formée par la falaise, qui avait été prise d’assaut comme une plage bondée de Juan-les-Pins en plein mois d’août ; en effet, de nombreuses familles et beaucoup de touristes étaient venus en foule pour profiter d’un bain de Soleil ou pique-niquer, une fois leurs serviettes posées presque à la verticale sur la roche grise. Au sommet de la crête, on pouvait apercevoir une route en contrebas, ainsi qu’un lagon miniature sur la gauche, qui renfermait une eau turquoise irréelle. Le climat, pendant cet instant paisible, était réconfortant et serein. Rien d’autre n’aurait semblé pouvoir troubler une telle quiétude heureuse.

           
Pendant ce temps, je m’amusais avec des pierres qui curieusement, s’embrasaient toutes seules comme des lucioles, à peine les prenait-on en main. Au bout de quelques secondes, elles atteignaient la flamme d’une torche imposante. Je pensai alors à Monsieur G qui, en bon pyromane, aurait sans doute beaucoup apprécié ma découverte. Je m’imaginais au loin son visage renfrogné lorsque j’aperçus la petite Éthiopienne tout en bas de la montagne. J’admirais sa silhouette enfantine si attendrissante, marchant spontanément et avec envie vers l’inconnu. C’était idiot car elle ne pouvait pas me voir à cette distance mais à ce moment-là, je lui souris. Et elle continuait à tourner le dos à sa famille et aux touristes pour se rapprocher du bord de la route en contrebas. Je fronçai les sourcils. Elle s’avançait encore. Dangereusement.
« Non... », murmurai-je à moi-même, immobile.
Et soudain le tramway passa à la hauteur de l’enfant, qui marchait exactement dans la même direction, et sans la moindre manifestation de peur, parallèlement aux rails. De là, j’étais probablement le seul à l’avoir vue, aussi je dévalai tant bien que mal la pente vertigineuse, envoyant valser des pierres dans tous les sens et prenant soin de ne pas tomber ; j’essayai de garder un œil sur la petite fille, qui avait vraisemblablement échappé à toute vigilance. Cette dernière ne défia pas l’axe du tramway, et resta dans la même ligne droite. J’avais presque atteint la moitié de la descente quand je scrutai la scène, immobile, retenant ma respiration. Et alors la fillette traversa la voie sans aucune hésitation, se retrouvant instantanément dans un espace entre les deux wagons du tramway. Je fermai les yeux. Je n’entendis plus rien. Puis je les rouvris et accourus à grandes enjambées jusqu’au bord de la route ; le tram était passé et le corps de la petite fille gisait sur l’asphalte, inanimé : il avait été heurté par le deuxième compartiment, la gamine si légère que le mécanisme était passé sans broncher.
Je réussis à accrocher de mes yeux le regard de ce visage grimaçant, avec sa bouche à moitié ouverte. Le petit être était sans vie mais j’ignorais si la Mort l’avait emporté, bien que l’on eût dit qu’elle s’était déjà emparée de ses pupilles dilatées. Mais c’est le vrombissement d’une voiture venant droit sur moi qui me sortit de mes divagations : j’étais là, avec le corps inerte d’une pauvre enfant à terre, en plein milieu d’une voie rapide. Je me mis à côté d’elle comme pour la couvrir, essayant du mieux que je pouvais de la protéger des véhicules qui déboulaient à toute vitesse face à moi : je ne savais pas s’il y avait encore un espoir, mais en tout cas, je voulus le garder. Les badauds qui se prélassaient sur l’herbe, à flanc de montagne, commençaient à se lever pour voir ce qui se passait en bas, tandis que j’agitais les bras dans tous les sens, pareil à un épouvantail d’autoroute, afin d’être visible et de préserver le corps de l’enfant. Je faisais alors zigzaguer les voitures adverses vers des courbes improbables, dans un vacarme insupportable de klaxons et de coups de freins.
Un véhicule ralentit progressivement jusqu’à ce que je pusse apercevoir Monsieur M au volant d’un gros Hummer. Il s’arrêta à mon niveau et baissa la fenêtre de son passager, qui était ce jour-là une ravissante créature, de celles qu’il avait l’habitude de transporter avec lui ; son regard bleu et inattentif resta froid alors que Monsieur M m’apostropha après avoir analysé la situation, et vu la bambine au sol :
« C’est rien, mec, ça va aller pour elle. Tu sais ce que tu vas faire ? Tu vas la prendre avec toi et l’amener jusqu’à la plage. Là-bas, tu la déposes dans l’eau, comme ça, ça permettra de disperser les poissons autour d’elle. Voilà, allez, bon courage ! ».
Et il redémarra aussitôt.

    
Derrière moi, un attroupement s’était formé. Je ne vis pas ma famille ni ma cousine, mais sa mère qui s’approchait lentement, tremblant et hésitant, alors qu’elle ne me quittait pas des yeux. Elle regarda sa fille à la peau si noire, si belle. Puis, la voyant changer de couleur, elle laissa échapper une longue larme discrète, presque mécanique. Le minuscule cadavre gonflait comme un ballon, et les joues de l’enfant semblaient faire d’elle une petite poupée. Progressivement. Il n’y avait plus de miracle possible pour elle. Quand bien même sa mère n’eût pas que le nom d’une sainte ce jour-là ; elle en obtint aussi le regard.

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