Je me trouvais au Mexique, entre falaises et roches couleur feu, devant un lagon vert. J’avais une pensée pour Monsieur C, dont on disait qu’il avait une moustache d’acteur porno chicano. Finalement, sa pilosité avait récemment énormément progressé, et il était presque devenu un véritable barbu. Comme moi. J’attribuai ça à ses nouvelles fréquentations, car sa barbe se faisait peu à peu grise et épaisse. Je l’imaginais avec son éternel blouson en cuir, paraissant avoir trente ans de plus.
Je revenais au paysage, absorbé par l’eau devant moi. Le Soleil se reflétait en elle, grossi comme dans une énorme loupe. Il avait changé d’apparence : à se demander s’il ne s’agissait pas de la Lune, mais le ciel bleu caractéristique du zénith de la journée infirmait sans doute cette supposition. C’était comme si tous les éléments du Monde étaient réunis en cet endroit : le feu de l’Astre et des falaises, les étoiles, la terre sableuse, et Elle, non loin. Face au lagon, je tentai d’évaluer sa profondeur. Un doute affreux me traversa brutalement l’esprit ; je craignais que sous la surface se trouve une fosse abyssale de plusieurs milliers de mètres, à pic, malgré la tranquillité extrême de cet endroit magnifique. Comme si en ce lieu, l’on pouvait passer du Paradis serein à l’Enfer froid et liquide, dans les ténèbres. Batophobe depuis l’enfance, je reculai prudemment, en regardant la foule de touristes autour de moi qui allaient en riant s’enfoncer dans la belle eau verdâtre, qui paraissait nous appeler. Mes doutes, mes peurs et moi-même préférions rester sur nos gardes et nous en tenir à cette merveilleuse première impression.
Elle, avait un plan à me proposer : rejoindre le centre de la mégalopole la plus proche via une sorte de souterrain aménagé pour relier les montagnes à la cité, passage obligatoire prisé par une bonne partie de la masse grouillante de voyageurs. L’idée ne m’enchantait que très peu, mais un appel virtuel de son père et de son frère, Monsieur J, sonna comme une recommandation d’un truc à ne louper sous aucun prétexte. Alors que le programme m’était imposé, je n’arrivais même pas à comprendre s’ils venaient d’emprunter le parcours tant conseillé (et qu’ils se trouvaient par conséquent en ville, dans le même pays que nous au même moment, comme s’il s’agissait d’une surprise) ou s’ils nous donnaient simplement leur avis depuis l’autre bout du monde. Peu importe, elle me montra la carte (sur laquelle je pus voir un gigantesque édifice moderne qui représentait le centre-ville), ce qui était à la fois un ordre et une invitation à la suivre. J’avais du mal à croire que l’on puisse rallier deux points autant éloignés en empruntant une simple voie touristique, sous terre en plus ! Aussi je la suivis à contrecœur.
Le chemin commençait en haut d’une de ces falaises qui encerclaient le lagon vert, et qu’il fallait contourner en descente. Le dénivelé était très accidenté et étroit, et j’avais du mal à ne pas être énervé par le vide à ma droite et les cailloux sous mes pieds, tandis que je manquais de chuter à chaque pas, et qu’Elle avançait sans le moindre problème. À chaque rocher qui dégringolait, je râlais. À la traîne, elle m’encourageait un brin exaspérée, armée de sa carte et de son caractère exigeant, alors que j’avais plutôt envie de faire demi-tour. Soudain, sans que je comprenne véritablement comment, nous nous retrouvâmes dans un hallucinant tunnel, indescriptible, anachronique ; entre les catacombes précolombiennes et le complexe militaire futuriste. Il y avait beaucoup de gens agglutinés aux parois des murs d’un blanc jauni que je n’avais vu, faits avec un matériau que je ne connaissais pas et qui semblait provenir d’une autre planète. Les curieux avançaient rapidement le long des vitres énormes qui contenaient chacune quelque vestige du passé ou du futur. Le souterrain, bien qu’étroit, avait des allures de musée aux dimensions incroyables. Elle, toujours devant, ne disait mot et ne se retournait pas. Je devais la ralentir encore plus, à regarder partout autour de moi sans rien comprendre dans ce stupéfiant labyrinthe linéaire. Par moments, la lumière manquait ; d’autres fois, les néons éclairement divinement certains recoins du couloir interminable.
Et c’est à ce moment-là que je vis, incrédule, une immense table sur laquelle étaient exposés des dizaines et des dizaines de poissons morts : noirs pour la plupart, presque tous la bouche ouverte, me fixant même si je m’éloignais de la pièce, avec un regard plus insistant que cent putains de Mona Lisa. Baignant dans un sang visqueux et sombre, et dans de l’encre, il y en avait de toutes les tailles, de tous les poids et de toutes les nageoires possibles. Gêné et mal à l’aise devant ce spectacle aussi effrayant qu’irréel, je crus comprendre, en écoutant autour de moi, que je longeais le Pacifique et ses failles, et qu’à ce moment-même je me trouvais sous l’océan. Comme si cette salle matérialisait ce qui se passait au-delà des murs.
Moi, j’avais perdu ma bien-aimée. Je ne savais plus où elle était ni combien de kilomètres j’avais parcourus. Alors, en continuant la traversée du tunnel, je décidai de faire étape dans une issue de secours qui se trouvait au bord de la route. J’étais dans une maison qui semblait être la mienne, et je ne voulus pas rester là tant la ressemblance me perturbait, tant l’incompréhension me gagnait. À l’étage se disputait un match de basket dans une ambiance survoltée. L’équipe verte écrasait littéralement les joueurs adverses, notamment grâce à son meneur vedette en triple-double ce soir-là. Je ne voulus pas prendre part au spectacle et continuai à chercher ma fiancée. Du moins, je croyais qu’on l’était. Au hasard d’une autre issue de secours, je tombai surpris, sur Mademoiselle F, qui me demanda de m’allonger près d’elle pour que je lui raconte mes rêves. Son sourire et ses avances me suffirent la laisser seule. Au bout de plusieurs heures dans le souterrain, je la retrouvai Elle, assise sur la banquette d’un bar ; sirotant tranquillement un cocktail, elle n’avait pas l’air de s’être souciée d’où j’étais passé. L’échange fut bref, presque inexistant et sourd. Les seuls sons que je percevais étaient ceux d’une musique lounge de mauvais goût. Aux murs, quelques écrans rediffusaient les meilleurs moments du match que j’avais raté. Elle me paraissait froide.
Puis elle me montra sur la carte le point où nous nous trouvions, et tout ce que nous avions parcouru. Je n’en revenais pas. Curieusement, je distinguai sur le plan des noms en anglais, sans que je m’y attende, dont celui du souterrain duquel nous n’étions toujours pas sortis : MEANING NEW. Le centre-ville semblait encore être à des centaines de lieues de là, comme l’indiquait cette carte à laquelle je ne comprenais strictement rien. Malgré l’obscurité du bar à l’éclairage vermeil, je pus voir au fond des fenêtres qui offraient une vue sur l’océan et le ciel qui ne formaient qu’une seule et même échappatoire azure.
Apparemment, il existait dans ce complexe un moyen de transport rapide qui permettait de rejoindre au plus vite l’endroit que nous voulions atteindre. Alors selon ses conseils, nous primes cet espèce de wagon-restaurant chic à grande-vitesse qui traversait je-ne-sais quoi à un rythme et une vélocité que l’on ne pouvait percevoir. Elle s’attabla face à moi tandis que le compartiment se remplissait de touristes. À ma droite s’assit un petit bonhomme brun à lunettes, tout mou et ressemblant à un grand socialiste français du XXIe siècle. Cordial et quelque peu renard, il salua ma douce, qui le lui rendit. On nous apporta des plats pendant le transport. Alors j’assistai depuis cette gigantesque table de bois tout en longueur, à une scène incroyable. Elle, captivait toute l’audience avec son magnifique sourire, ses gestes et son intelligence. Au gré du dialogue et des discours, je remarquai, étonné, à quel point son espagnol était devenu fluide et parfait. Et alors qu’elle partait dans un débat ennuyant avec le rat à lunettes, subjugué et admiratif, elle ne m’adressait pas le moindre mot ni le moindre regard durant tout le trajet : je n’existais plus.
Arrivés à destination dans une sorte de gare souterraine, Elle m’interpella.
« Tu ne trouves pas charmant cet homme avec qui j’ai échangé pendant une heure ? »
L’attaque de nerfs avait été provoquée : je laissai alors s’évacuer toute ma colère et ma rancune sur Elle, lui recommandant d’aller se faire foutre et de rejoindre ce vieux mulot de bibliothèque. Et je l’abandonnai là, m’enfuyant pour trouver un endroit où je pourrais soulager une envie pressante d’uriner. Mais les toilettes étaient dans un état désastreux. Ainsi, cherchant une issue, je trouvai un escalier qui me ramena rapidement à la surface. J’étais apparu au beau milieu de la mégalopole, dans une petite rue sans arbres qui cachait la forêt de béton que je sentais si proche. Malgré la joie de me retrouver à l’air libre, je ne pouvais plus tenir. Sans réfléchir, comme un vandale je forçai sans problème la porte du premier café à proximité. Il n’y avait personne à l’intérieur. L’endroit ressemblait à une tetería du Maghreb. Après avoir trouvé les toilettes de l’établissement désert, j’hésitai longtemps entre deux portes aux écriteaux rédigés en arabe : leur traduction indiquait "masculins" d’un côté, "machistes" de l’autre. Je choisis la première.
Une fois soulagé, je me sentais fier de mon effraction, et j’avais le sentiment de faire un pied de nez au monde entier. Je sortis et respirai à pleins poumons, un sourire narquois aux lèvres, jusqu’à ce que je voie débouler sous mes yeux un homme fuyant à toute vitesse sur un scooter, armé d’un pistolet avec lequel il tirait vers le ciel, ayant vraisemblablement commis un acte nettement plus répréhensible que moi. À cet instant et après tout ça, je crois que je voulus être lui.