« Alors,
tu t’es fait tatouer récemment ? Tu t’y habitues ?
-
Ouais ouais... ».
Monsieur
W n’avait pu s’empêcher de répondre avec son habituel ton nonchalant, non sans
me faire comprendre qu’il regrettait quelques coups d’encre sous sa peau. Il
faut dire que je le voyais là, devant moi, déambuler à moitié nu avec une
étrange carapace de plumes vertes, touffue et écailleuse, qui lui recouvrait la
moitié du corps. Je savais que les impressions 3D avaient fait d’incroyables
progrès, mais quand même ; j’avais de quoi rester quelque peu surpris face
au résultat de cet espèce de tatouage monstrueux en relief. Et Monsieur W, en
regardant par la fenêtre, en réalisait sans doute le caractère irréversible.
C’est
vrai que ça m’avait pas mal chiffonné, cette histoire. Si bien que, dans les
instants qui suivaient, j’éprouvai le besoin de me regarder fixement,
attentivement, dans un miroir à poignée. Je pénétrai dans mes propres yeux. Qu’est-ce
que j’avais vieilli... En vrai, je veux dire ; pas dans le reflet. Car à l’intérieur,
je me voyais à l’aube de mes 12 ans. Et je me voyais sourire. Qu’était devenu
mon sourire ? À peine m’étais-je posé la question qu’en passant mon doigt
sur une dent, je sentis celle-ci se décoller de son réceptacle, et poussai
soudainement un cri de dégoût et d’agonie : je m’étais arraché une molaire
sans le moindre effort, sans la moindre raison. C’est à ce moment-là que je me
suis mis à pleurer. Le genre de sanglot qu’on peut produire, enfant, lorsqu’on
a brusquement l’impression que l’univers tout entier est en train de se
déchirer sous nos pieds. Et que l’on sent, peut-être par instinct, que seule une
mère peut venir à notre secours. Et c’est ce qui s’est passé. Car celle qui m’a
mis au monde, bien qu’elle accourût vers moi, n’eut pas de fosses enflammées à
enjamber ni de Styx à traverser, mais simplement la cuisine en rez-de-chaussée.
Ah, heureusement que ma mère possède ce sourire bienveillant et réconfortant,
celui qui vient sécher toutes sortes de larmes.
Et
elle consola ma petite tête devenue toute rouge pendant ce sursaut d’angoisse.
Je t’aime, Maman. Toi qui as toujours su ramener tout ce qui existe à la vie,
quand j’avais peur que cela ne disparaisse.
« C’est
pas grave, ne t’inquiète pas... ».
Un
regain d’espoir m’habita, quand en me massant la mâchoire, je sentis une autre
dent bouger. Et se dévisser sous mes ongles à peine je l’effleurai. Et nouvelle
crise de pleurs. Effroi et incompréhension. Et chaud devant, une canine de plus
voulait me quitter, comme si toutes mes dents allaient tomber une à une...
« Mais
écoute, c’est normal, ne t’en fais pas, m’assura ma mère. Tu sais, c’est pour
faire de la place : d’ici deux jours, tout aura repoussé, tu verras ! ».
J’ignorais
comment elle pouvait rester si optimiste, ni pourquoi elle conservait encore
cette lueur pétillante d’amour au creux des yeux. Était-ce pour me calmer, pour
atténuer le volume des hurlements de nouveau-né qui sortaient de ma bouche
édentée ? Non, ma mère continuait de me rassurer à tout prix, y compris
lorsqu’en passant mon doigt sous ma gencive inférieure, j’en retirai, les yeux
écartelés, une énorme gousse d’ail plantée contre ma joue, et qui ressemblait
en réalité à un morceau d’oignon rouge. Ainsi le carrelage, les murs et les
baies vitrées de la blanche cuisine, immense, furent instantanément envahis par
un ultime cri d’appel au secours, auquel répondit ma mère en me serrant fort
contre elle...
De
toute façon, à quoi ça sert d’avoir toutes ses dents dans un monde pareil ?
Tout devenait décadent. Ma nouvelle vie ne ressemblait pas à grand-chose, à
vrai dire. Je ne reconnaissais plus ni México ni ses habitants. J’avais eu
énormément de mal à m’installer dans une bâtisse de campagne, avec un grand
jardin et des gros cons autour de moi. Au bout d’un moment, j’avais même dû me
résigner à me construire une petite maison sur un pont : le passage intempestif
des gens, à toute heure de la journée, pouvait être gênant, mais au moins je
renversais les codes. Et la nuit, entre les centres commerciaux illuminés et
les autoroutes aux néons multicolores qui m’encerclaient, je pouvais au moins me
dire que je dormais sous les plus belles des étoiles. J’étais heureux,
également, de pouvoir me targuer de jouer "Carousel" à la perfection à la basse. Mais ça ne m’empêchait pas
d’être convaincu que tout partait en couilles : dans un fast-food de
banlieue, conçu avec une façade et une déco type chalet, on avait même
séquestré l’équipe de foot de l’Athletic Bilbao. Une opération des différents
corps de police et de la brigade anti-prises d’otages s’apprêtait à être
lancée. Et pendant ce temps, dans la vieille baraque que j’étais heureux de ne
pas habiter, toute la clique d’apprentis punks du coin fêtait curieusement les
90 ans de leur binoclard de chanteur et guitariste roux, à la voix nasillarde et à
la prononciation anglaise plus que douteuse. Il en avait eu 30 quelques mois
auparavant.
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