vendredi 21 août 2015

GEINS, GIS VITE

« Alors, tu t’es fait tatouer récemment ? Tu t’y habitues ?
- Ouais ouais... ».
Monsieur W n’avait pu s’empêcher de répondre avec son habituel ton nonchalant, non sans me faire comprendre qu’il regrettait quelques coups d’encre sous sa peau. Il faut dire que je le voyais là, devant moi, déambuler à moitié nu avec une étrange carapace de plumes vertes, touffue et écailleuse, qui lui recouvrait la moitié du corps. Je savais que les impressions 3D avaient fait d’incroyables progrès, mais quand même ; j’avais de quoi rester quelque peu surpris face au résultat de cet espèce de tatouage monstrueux en relief. Et Monsieur W, en regardant par la fenêtre, en réalisait sans doute le caractère irréversible.

C’est vrai que ça m’avait pas mal chiffonné, cette histoire. Si bien que, dans les instants qui suivaient, j’éprouvai le besoin de me regarder fixement, attentivement, dans un miroir à poignée. Je pénétrai dans mes propres yeux. Qu’est-ce que j’avais vieilli... En vrai, je veux dire ; pas dans le reflet. Car à l’intérieur, je me voyais à l’aube de mes 12 ans. Et je me voyais sourire. Qu’était devenu mon sourire ? À peine m’étais-je posé la question qu’en passant mon doigt sur une dent, je sentis celle-ci se décoller de son réceptacle, et poussai soudainement un cri de dégoût et d’agonie : je m’étais arraché une molaire sans le moindre effort, sans la moindre raison. C’est à ce moment-là que je me suis mis à pleurer. Le genre de sanglot qu’on peut produire, enfant, lorsqu’on a brusquement l’impression que l’univers tout entier est en train de se déchirer sous nos pieds. Et que l’on sent, peut-être par instinct, que seule une mère peut venir à notre secours. Et c’est ce qui s’est passé. Car celle qui m’a mis au monde, bien qu’elle accourût vers moi, n’eut pas de fosses enflammées à enjamber ni de Styx à traverser, mais simplement la cuisine en rez-de-chaussée. Ah, heureusement que ma mère possède ce sourire bienveillant et réconfortant, celui qui vient sécher toutes sortes de larmes.
Et elle consola ma petite tête devenue toute rouge pendant ce sursaut d’angoisse. Je t’aime, Maman. Toi qui as toujours su ramener tout ce qui existe à la vie, quand j’avais peur que cela ne disparaisse.
« C’est pas grave, ne t’inquiète pas... ».
Un regain d’espoir m’habita, quand en me massant la mâchoire, je sentis une autre dent bouger. Et se dévisser sous mes ongles à peine je l’effleurai. Et nouvelle crise de pleurs. Effroi et incompréhension. Et chaud devant, une canine de plus voulait me quitter, comme si toutes mes dents allaient tomber une à une...
« Mais écoute, c’est normal, ne t’en fais pas, m’assura ma mère. Tu sais, c’est pour faire de la place : d’ici deux jours, tout aura repoussé, tu verras ! ».
J’ignorais comment elle pouvait rester si optimiste, ni pourquoi elle conservait encore cette lueur pétillante d’amour au creux des yeux. Était-ce pour me calmer, pour atténuer le volume des hurlements de nouveau-né qui sortaient de ma bouche édentée ? Non, ma mère continuait de me rassurer à tout prix, y compris lorsqu’en passant mon doigt sous ma gencive inférieure, j’en retirai, les yeux écartelés, une énorme gousse d’ail plantée contre ma joue, et qui ressemblait en réalité à un morceau d’oignon rouge. Ainsi le carrelage, les murs et les baies vitrées de la blanche cuisine, immense, furent instantanément envahis par un ultime cri d’appel au secours, auquel répondit ma mère en me serrant fort contre elle...


De toute façon, à quoi ça sert d’avoir toutes ses dents dans un monde pareil ? Tout devenait décadent. Ma nouvelle vie ne ressemblait pas à grand-chose, à vrai dire. Je ne reconnaissais plus ni México ni ses habitants. J’avais eu énormément de mal à m’installer dans une bâtisse de campagne, avec un grand jardin et des gros cons autour de moi. Au bout d’un moment, j’avais même dû me résigner à me construire une petite maison sur un pont : le passage intempestif des gens, à toute heure de la journée, pouvait être gênant, mais au moins je renversais les codes. Et la nuit, entre les centres commerciaux illuminés et les autoroutes aux néons multicolores qui m’encerclaient, je pouvais au moins me dire que je dormais sous les plus belles des étoiles. J’étais heureux, également, de pouvoir me targuer de jouer "Carousel" à la perfection à la basse. Mais ça ne m’empêchait pas d’être convaincu que tout partait en couilles : dans un fast-food de banlieue, conçu avec une façade et une déco type chalet, on avait même séquestré l’équipe de foot de l’Athletic Bilbao. Une opération des différents corps de police et de la brigade anti-prises d’otages s’apprêtait à être lancée. Et pendant ce temps, dans la vieille baraque que j’étais heureux de ne pas habiter, toute la clique d’apprentis punks du coin fêtait curieusement les 90 ans de leur binoclard de chanteur et guitariste roux, à la voix nasillarde et à la prononciation anglaise plus que douteuse. Il en avait eu 30 quelques mois auparavant.

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