dimanche 10 août 2014

NOTRE QUART DE SYMÉTRIE

C’est dans le hall sombre de l’hôtel que j’ai commencé à la voir en double : Elle, celle qui me tenait la main, était différente de chaque côté de la réception. C’était tellement réel que ça en devenait perturbant... Un mélange de mélanine s’était également opéré, car celle qui était assise à gauche avait la peau couleur ébène. Je me tenais devant le veilleur de nuit alors que tout fonctionnait en miroir, le manque de lumière et les tapisseries bordeaux n’aidant pas vraiment. La fille qui ressemblait le plus à celle qui me donnait la main depuis des années commença à me caresser tendrement et à m’attirer vers Elle, alors qu’à gauche, l’autre, à la peau noire [...]. Mais c’est son sourire à Elle qui m’attira plus que tout : Elle fit sa grimace enfantine que j’aimais tant et que je connaissais par cœur, et me prit la main à nouveau, nous accompagnant tous deux à l’arrêt de bus le plus proche.


On s’était installés au fond. Le bus était désert. Là, sur le côté droit du car, accolés discrètement derrière un dossier, près de la vitre, elle me déshabilla, juste le nécessaire, toujours en souriant, si bien qu’en quelques secondes, nos baisers étouffés de rires se mêlèrent, et mon désir d’Elle décupla [...]. Le bus était toujours vide, mais ce n’était pas une raison pour nous laisser aller à nos ébats amoureux, là, comme ça. Alors Elle mit une couverture autour de nous afin qu’il soit impossible de nous voir depuis l’intérieur du bus, d’ailleurs on ne voyait pas grand-chose, et ça nous importait peu. [...] Et rien n’aurait pu venir interrompre ce moment si beau et cette communion [...]. En fait, si, peut-être : les réverbères qui s’allumaient un à un dehors, et les rues qui ressuscitaient à travers la fenêtre, sur laquelle reposaient ses cheveux. Mais nous persistions dans nos efforts, parlant même de tout et de rien pour ne pas nous faire remarquer, passer pour des usagers normaux.
Puis rentra la première personne dans le car, ce qui changea quelque peu la donne : toujours avec son sourire d’ange, Elle s’agenouilla sur moi, ne rompant même pas notre pyromanie corporelle, faisant simplement mine de se serrer comme s’il manquait des places en pleine heure de pointe dans ce bus fantôme où tous les sièges étaient pourtant libres. Et nous continuions, encore et encore, jouant comme des enfants, échappant à la mort comme leurs parents l’ont fait une nuit. [...] Elle me prenait par le cou et se blottissait contre moi, sensuellement et innocemment, comme s’il ne se passait rien en Elle, avec une lueur de sourire à rendre heureux quiconque l’aurait vue à ce moment-là.


Et pourtant, le bus se remplit brusquement. Les premiers envahisseurs du matin allaient perturber l’œuvre de nos amours ; aussi, nous décidâmes de nous calmer quelque peu, toujours avec le sourire et une immense complicité entre nos quatre yeux sombres. Discrètement, [...] nous nous redressâmes avec un raclement de gorge et une toux simulée pour faire illusion. Et heureusement, car un gars était venu s’asseoir face à nous et commença à nous raconter sa vie. Enfin, surtout à Elle. Moi, je n’écoutais pas. Je m’en foutais.
Le bus passa devant tous les endroits de la ville que je n’aimais pas : le cinéma, les quartiers qui ressemblaient à Manchester en pire, et s’arrêta même devant l’aérogare, le temps pour nous d’admirer la structure translucide à ciel ouvert, avec les tous nouveaux engins et les navettes qui descendaient à toute vitesse les voies aménagées comme des toboggans. Moi, je la serrais contre moi, toujours sur mes genoux (mais cette fois-ci, vraiment à cause de l’heure de pointe), je la caressais affectueusement pour ne plus la lâcher, et pour lui éviter le récit d’une vie somme toute inutile, sur sa gauche. Mais par politesse sans doute, Elle ne pouvait s’empêcher d’écouter le mec, à tel point qu’avant d’arriver vers la jetée, je lui empoignai le bras pour lui dire « eh, regarde, c’est là où j’habitais en première année ! ». Mais Elle ne m’écouta pas. D’ailleurs, j’avais moi-même plus ou moins oublié cet endroit.


Le chauffeur nous déposa au bord de la mer alors que le jour, grand et bleu, s’était levé en triomphe. On suivait les quelques personnes qui étaient descendues comme nous, au même endroit, près d’une plateforme qui ressemblait à un héliport bâti sur l’eau. On pouvait y accéder en traversant les quelques roches immergées du massif qui nous entourait. J’imaginais la pierre s’enfoncer aussi profondément dans l’abysse que le sommet était haut perché. Ici, on attendit une bonne femme qui devait venir nous donner des leçons de tri sélectif. Elle arriva sur son bateau à moteur, apparemment franchement ravie d’être là. Cheveux courts, airs de garçon manqué, elle nous tint son discours à moitié en gueulant, comme s’il allait changer à jamais nos existences. Le mec continuait de bavarder lourdement avec Elle. Puis, la fille aux cheveux courts donna un air plus amical à ses aboiements, avant de prendre congé. Avant de partir, elle nous dit son prénom, qui signifiait « tristesse ».
Au bout d’un moment, quelque peu isolé de tous, je me dis que cet endroit était vraiment l’une des plus grandes merveilles de ce monde. Je réfléchis un instant et en me parlant à moi-même, je décidai que si j’avais dû inventer moi-même un endroit, ç’aurait été celui-là. Si j’avais dû choisir un lieu et y associer un moment, un souvenir, ç’aurait été ici, sur ce béton qui donnait la sensation de marcher sur l’eau, là, au pied de la montagne, à ne faire qu’un avec l’azur du ciel et avec le bleu de la mer au large, devenir azur en contemplant le seul nuage face à moi, qui n’avait pas l’air de savoir ce qu’il faisait tout seul là-haut. Le goudron sous mes pieds comme miroir.


En repartant loin de l’eau, nous n’étions plus qu’Elle et moi sous le firmament. Je m’approchai d’Elle avec un soupir de soulagement :
« Eh ben... il était particulièrement con, lui !, lui dis-je en faisant référence au mec qui lui avait tenu la jambe pendant trop longtemps.
- Ouais, effectivement. C’était un gothique, quoi.
- Euh... non, pas vraiment... ».
Je n’avais pas trop envie de lui expliquer ce qu’était ou non un goth, mais en passant près de la seule poubelle de la jetée, fixée entre les rochers, j’aperçus son contenu et, à l’intérieur, un objet qui m’était cher :
« En tout cas, ce con a balancé tout mon maté à la poubelle... ».

Aucun commentaire: