vendredi 1 novembre 2013

ZACATECAS

Le Mexique, mon Mexique, avait tellement changé... C’était assez inédit, de me retrouver dans un hôpital et de passer une échographie pour savoir si je pourrais allaiter mon enfant. J’étais fier et confiant : enthousiaste, même. Bien évidemment, la machine que l’on me passa sur le ventre se mit à sonner, exprimant l’erreur et son refus de coopérer. Quelque chose indiquait un blocage, une impossibilité, et seule la mère était apte à le faire. Je voulus en savoir plus, découvrir à quoi c’était dû, mais la sage-femme se fit presque désagréable, en me récitant une liste (inter)minable de substances en "ine", aux noms à coucher dedans, que je n’avais jamais entendus. De toute façon, je relevais ma tête allongée et pus voir ce que j’avais dans le bide. Ce qui rendait la chose infaisable. Ça n’allait donc pas être possible.
Comme je vous le disais, le Mexique avait changé. Au milieu de nulle part, dans ce désert, toutes les saisons s’étaient réunies au même point : les arbres avaient adopté des couleurs magnifiques, celles de l’automne, malgré la sécheresse ambiante et les étendues interminables de roches qui lézardaient sous le Soleil. Ma sœur me confia qu’elle n’aurait pas aimé passer une nuit seule à cet endroit, au pied des sapins d’un vert chlorophylle qui avaient chacun une Tour Eiffel dans leur tronc, tel une barrière interdisant l’accès à la montagne.
Une technologie bizarre et super avancée nous permit de traverser ce désert, et un rien de temps. Les couleurs, en dégradé de feu, brulaient sous mes yeux. Sur le chemin, une colline noire et blanche aux courbes amusantes attira mon attention : c’était un panda géant qui dormait accroupi en position fœtale.


Naturellement, en arrivant au village le plus proche, il fallait aussitôt visiter la seule chose qui méritait d’être découverte de nos jours : le centre commercial. Je demandai à mon père, grommelant son agacement congénital, de m’attendre un court instant dans la voiture. Et il resta dehors, les bras croisés et la tête enfoncée, en s’appuyant contre la carrosserie pendant un bon moment.
La première étape obligatoire, le bureau de tabac. Au milieu des regards inquisiteurs et des quolibets, j’étais redevenu un étranger. Je le sentis et cela m’oppressa. Dans les rues goudronnées sous le Soleil de mercure, on me jetait un sale regard et on rasait les murs.
Alors je pénétrai dans le centre commercial. Vétuste, anarchique, il n’y avait que son gigantisme et sa disposition qui en faisaient un mall, comme certains commençaient à l’appeler. Non, tout était plus ou moins présenté comme dans une brocante, à l’air libre, à mi-chemin entre la braderie et le marché. Sans doute une manière de ne pas perdre totalement son identité, au profit d’une culture impérialiste imposée. Non, tout semblait aller pour le mieux dans ce patelin. Un mall pour un bien, probablement.
Sans faire exprès, je bousculai un homme au visage cramé et au blouson de cuir, en avançant vers le rayon musique. À l’intérieur, pas grand-chose d’extraordinaire, et j’avais beau farfouiller dans tous les bacs en suivant l’ordre alphabétique, je ne trouvais rien. Entre les rayons, un homme était chargé de faire de l’animation discrète. C’est-à-dire qu’au lieu de hurler les produits et les promos du moment, il vint me les dire à l’oreille, me prenant par l’épaule comme si j’étais son pote ou un sujet de curiosité. La roublardise resplendissait en lui : brun, typé Italien, les cheveux courts et un bouc, tout habillé de noir, il voyait le monde derrière des lunettes de soleil inutiles. Ce briscard avait bien vu que je n’étais pas du coin, et je tentai de le semer parmi la foule.


Je traversai toute la surface pour atteindre la librairie. Là, je rentrai de nouveau dans l’homme que j’avais bousculé, qui, cette fois-ci, s’énerva franchement. J’étais désolé. Nous étions près de la sortie du centre commercial, la baie vitrée près des étagères me laissant entrevoir des palmiers et un Soleil si accueillant qu’il jaunissait tout sur son passage. Au niveau des bouquins, pareil, pas grand-chose, même si je crus apercevoir un exemple de 37° le matin : je voyais les visages de Zorg et Betty, pas si loin de là. Il y avait aussi un recueil de calaveras très bien expliqué, une sorte d’étude culturelle sur les morts et les figures macabres : bof, j’avais déjà donné dans le sujet, après tout. Elle, elle me dit qu’elle s’en était servi pour ses travaux, et elle m’installa dans un canapé pour me montrer tout ce qui lui avait plu. Il y eut tellement d’idées évoquées que le canapé lévita comme un tapis volant, au milieu des bulles d’air dans lesquelles on pouvait voir un thème différent à chaque fois.
Mais il fallait bien que je continue d’évoluer dans le mall. En m’éloignant, je faillis me perdre. Je tombai alors sur le stand de sport, et en profitai pour chercher un maillot de basket à ma taille. Au début, je ne trouvais pas : je cherchais où on les avait rangés, mais rien à faire. Puis je découvris que les uniformes du ballon orange n’étaient pas placés sur des cintres, mais bel et bien sur le dos d’un gros mec bien large qui avait dû tous les enfiler. Je regardai donc sa collection, pour voir s’il n’avait pas un maillot des Boston Celtics qui traînait quelque part, en écartant à chaque fois, un par un, toute la couche hallucinante de vêtements qu’on lui avait demandé de porter sur lui. Au bout d’un moment, forcément, j’étais obligé de plaisanter, devant la délicatesse de la situation, et demandai au gros Maya combien il en avait sur lui.
« Cinquante », me fit-il, mélangeant la bonne humeur et la résignation.
Et là, je me mis à rire, et lui dis qu’effectivement, c’était une quantité énorme. Soudain, sentant que je parlais espagnol, le faux mannequin (au sens propre) obèse me demanda si j’étais un gringo. Au fur et à mesure que je recherchais désespérément un maillot vert, je dus lui raconter mon parcours jusque-là. Je résumai, en quelques phrases, mais c’était déjà long. Il était surpris et essaya, avec son acolyte qui lui tenait compagnie, hilares, de percevoir si j’avais plutôt l’accent mexicain ou andalou. Je stoppai alors la conversation, le type devenant franchement lourd (au sens que l’on veut), se mettant même à me suivre dans le magasin pour écouter ma manière de parler. De toute façon, il n’avait aucun maillot des Celtics. Je me demande même si c’était un employé...


C’est sur le chemin de la sortie que je croisai deux filles qui m’avaient échappé jusque-là : deux blondes à la peau claire, qui auraient pu être des jumelles, me souriaient. Je les saluai et elles se rendirent compte immédiatement que j’étais Français. Je ne savais pas bien comment le prendre. En continuant à bavarder, elles m’invitèrent chez elles. Toujours en français. Sans doute des filles de la République, elles aussi.
Je me retrouverai à parler de tout et n’importe quoi dans leur cage d’escalier, jusqu’à ce que l’une dise à l’autre que, le monde étant tellement petit, il était possible que je connaisse le nom d’une commune qu’elles me posèrent devant les oreilles : c’était ma ville natale. Je n’en revenais pas ; elles non plus. Alors elles me demandèrent si je connaissais un Indien canadien qui vivait là-bas et que l’on appelait Aigle-Blanc : et oui, je voyais très bien qui était ce vieil homme à la peau dorée et aux cheveux de neige tombant jusqu’au cul, d’une raideur implacable. Nous n’en revenions toujours pas. Mais là, le climat devint un peu moins chaleureux, et elles ne voulurent plus parler d’Aigle-Blanc. Elles bredouillèrent quelques explications entre elles et je n’en saisis rien : une histoire de viol, apparemment, si j’avais bien compris. C’était drôle, non pas pour l’agression sexuelle, mais parce que je pensais instantanément à Monsieur G, lui qui était le voisin de l’Indien, et qui l’avait vu plusieurs fois pousser la chansonnette dans un pub miteux du centre-ville, avec sa guitare.
Je me rappelai aussitôt de mon père qui, s’il avait suivi mes recommandations, n’avait pas dû bouger d’un millimètre près de sa voiture, alors que la nuit était tombée violemment dehors. Pour ne pas mettre tout le monde dans la même situation, j’envoyai un message à ma sœur et à ma mère, pour leur dire que j’étais parti et que j’en aurais probablement pour un moment. Je ponctuai le texto de quelques cœurs bien rose. Les deux blondes me regardaient étrangement...
Et là, apparut un gars sans crier gare. Le mec de l’une d’elles, ou bien des deux, ce n’était pas très clair. Il n’avait pas l’air très sympathique, et était armé d’un bébé. Je me souvins alors de tant de choses. Ils me proposèrent de rester dormir chez eux : j’acceptai. Alors le jeune papa nous installa à tous des sacs de couchage en bas de leur immeuble, dans le virage qui amenait à leur quartier. Et nous nous couchâmes là, sur la route. Entre mon corps allongé sur l’asphalte et le ciel noir, il y avait des étoiles magnifiques. Un silence majestueux qui n’allait sans doute pas durer. Juste avant que je ne m’endorme, le type qui ne s’était même pas présenté me donna un conseil d’ami : me circoncire si je voulais avoir un enfant. Apparemment, ça renforçait le cordon ombilical d’un bébé. Je ne tins pas vraiment compte de cette attention si altruiste, et me concentrai plutôt sur le ciel. Alors, les étoiles bougeant entre elles se mirent en scène, et tandis qu’elles dessinaient de parfaites formes éclairées, moi, étendu sur le goudron, j’assistai à la naissance d’un enfant là-haut...

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