Le
Mexique, mon Mexique, avait tellement changé... C’était assez inédit, de me
retrouver dans un hôpital et de passer une échographie pour savoir si je
pourrais allaiter mon enfant. J’étais fier et confiant : enthousiaste,
même. Bien évidemment, la machine que l’on me passa sur le ventre se mit à
sonner, exprimant l’erreur et son refus de coopérer. Quelque chose indiquait un
blocage, une impossibilité, et seule la mère était apte à le faire. Je voulus
en savoir plus, découvrir à quoi c’était dû, mais la sage-femme se fit presque
désagréable, en me récitant une liste (inter)minable de substances en "ine",
aux noms à coucher dedans, que je n’avais jamais entendus. De toute façon, je
relevais ma tête allongée et pus voir ce que j’avais dans le bide. Ce qui rendait
la chose infaisable. Ça n’allait donc pas être possible.
Comme
je vous le disais, le Mexique avait changé. Au milieu de nulle part, dans ce
désert, toutes les saisons s’étaient réunies au même point : les arbres
avaient adopté des couleurs magnifiques, celles de l’automne, malgré la
sécheresse ambiante et les étendues interminables de roches qui lézardaient
sous le Soleil. Ma sœur me confia qu’elle n’aurait pas aimé passer une nuit
seule à cet endroit, au pied des sapins d’un vert chlorophylle qui avaient
chacun une Tour Eiffel dans leur tronc, tel une barrière interdisant l’accès à
la montagne.
Une
technologie bizarre et super avancée nous permit de traverser ce désert, et un
rien de temps. Les couleurs, en dégradé de feu, brulaient sous mes yeux. Sur le
chemin, une colline noire et blanche aux courbes amusantes attira mon attention :
c’était un panda géant qui dormait accroupi en position fœtale.
Naturellement,
en arrivant au village le plus proche, il fallait aussitôt visiter la seule
chose qui méritait d’être découverte de nos jours : le centre commercial.
Je demandai à mon père, grommelant son agacement congénital, de m’attendre un
court instant dans la voiture. Et il resta dehors, les bras croisés et la tête
enfoncée, en s’appuyant contre la carrosserie pendant un bon moment.
La
première étape obligatoire, le bureau de tabac. Au milieu des regards inquisiteurs
et des quolibets, j’étais redevenu un étranger. Je le sentis et cela m’oppressa.
Dans les rues goudronnées sous le Soleil de mercure, on me jetait un sale
regard et on rasait les murs.
Alors
je pénétrai dans le centre commercial. Vétuste, anarchique, il n’y avait que
son gigantisme et sa disposition qui en faisaient un mall, comme certains commençaient à l’appeler. Non, tout était plus
ou moins présenté comme dans une brocante, à l’air libre, à mi-chemin entre la
braderie et le marché. Sans doute une manière de ne pas perdre totalement son
identité, au profit d’une culture impérialiste imposée. Non, tout semblait
aller pour le mieux dans ce patelin. Un mall
pour un bien, probablement.
Sans
faire exprès, je bousculai un homme au visage cramé et au blouson de cuir, en
avançant vers le rayon musique. À l’intérieur, pas grand-chose d’extraordinaire,
et j’avais beau farfouiller dans tous les bacs en suivant l’ordre alphabétique,
je ne trouvais rien. Entre les rayons, un homme était chargé de faire de l’animation
discrète. C’est-à-dire qu’au lieu de hurler les produits et les promos du
moment, il vint me les dire à l’oreille, me prenant par l’épaule comme si j’étais
son pote ou un sujet de curiosité. La roublardise resplendissait en lui :
brun, typé Italien, les cheveux courts et un bouc, tout habillé de noir, il
voyait le monde derrière des lunettes de soleil inutiles. Ce briscard avait
bien vu que je n’étais pas du coin, et je tentai de le semer parmi la foule.
Je
traversai toute la surface pour atteindre la librairie. Là, je rentrai de
nouveau dans l’homme que j’avais bousculé, qui, cette fois-ci, s’énerva
franchement. J’étais désolé. Nous étions près de la sortie du centre
commercial, la baie vitrée près des étagères me laissant entrevoir des palmiers
et un Soleil si accueillant qu’il jaunissait tout sur son passage. Au niveau
des bouquins, pareil, pas grand-chose, même si je crus apercevoir un exemple de
37° le matin : je voyais les
visages de Zorg et Betty, pas si loin de là. Il y avait aussi un recueil de calaveras très bien expliqué, une sorte
d’étude culturelle sur les morts et les figures macabres : bof, j’avais
déjà donné dans le sujet, après tout. Elle, elle me dit qu’elle s’en était
servi pour ses travaux, et elle m’installa dans un canapé pour me montrer tout
ce qui lui avait plu. Il y eut tellement d’idées évoquées que le canapé lévita
comme un tapis volant, au milieu des bulles d’air dans lesquelles on pouvait
voir un thème différent à chaque fois.
Mais
il fallait bien que je continue d’évoluer dans le mall. En m’éloignant, je faillis me perdre. Je tombai alors sur le
stand de sport, et en profitai pour chercher un maillot de basket à ma taille.
Au début, je ne trouvais pas : je cherchais où on les avait rangés, mais
rien à faire. Puis je découvris que les uniformes du ballon orange n’étaient
pas placés sur des cintres, mais bel et bien sur le dos d’un gros mec bien
large qui avait dû tous les enfiler. Je regardai donc sa collection, pour voir
s’il n’avait pas un maillot des Boston Celtics qui traînait quelque part, en
écartant à chaque fois, un par un, toute la couche hallucinante de vêtements qu’on
lui avait demandé de porter sur lui. Au bout d’un moment, forcément, j’étais
obligé de plaisanter, devant la délicatesse de la situation, et demandai au
gros Maya combien il en avait sur lui.
« Cinquante
», me fit-il, mélangeant la bonne humeur et la résignation.
Et
là, je me mis à rire, et lui dis qu’effectivement, c’était une quantité énorme.
Soudain, sentant que je parlais espagnol, le faux mannequin (au sens propre)
obèse me demanda si j’étais un gringo. Au fur et à mesure que je recherchais
désespérément un maillot vert, je dus lui raconter mon parcours jusque-là. Je
résumai, en quelques phrases, mais c’était déjà long. Il était surpris et
essaya, avec son acolyte qui lui tenait compagnie, hilares, de percevoir si j’avais
plutôt l’accent mexicain ou andalou. Je stoppai alors la conversation, le type
devenant franchement lourd (au sens que l’on veut), se mettant même à me suivre
dans le magasin pour écouter ma manière de parler. De toute façon, il n’avait
aucun maillot des Celtics. Je me demande même si c’était un employé...
C’est
sur le chemin de la sortie que je croisai deux filles qui m’avaient échappé
jusque-là : deux blondes à la peau claire, qui auraient pu être des
jumelles, me souriaient. Je les saluai et elles se rendirent compte
immédiatement que j’étais Français. Je ne savais pas bien comment le prendre.
En continuant à bavarder, elles m’invitèrent chez elles. Toujours en français.
Sans doute des filles de la République, elles aussi.
Je
me retrouverai à parler de tout et n’importe quoi dans leur cage d’escalier,
jusqu’à ce que l’une dise à l’autre que, le monde étant tellement petit, il
était possible que je connaisse le nom d’une commune qu’elles me posèrent
devant les oreilles : c’était ma ville natale. Je n’en revenais pas ;
elles non plus. Alors elles me demandèrent si je connaissais un Indien canadien
qui vivait là-bas et que l’on appelait Aigle-Blanc : et oui, je voyais
très bien qui était ce vieil homme à la peau dorée et aux cheveux de neige
tombant jusqu’au cul, d’une raideur implacable. Nous n’en revenions toujours
pas. Mais là, le climat devint un peu moins chaleureux, et elles ne voulurent
plus parler d’Aigle-Blanc. Elles bredouillèrent quelques explications entre
elles et je n’en saisis rien : une histoire de viol, apparemment, si j’avais
bien compris. C’était drôle, non pas pour l’agression sexuelle, mais parce que
je pensais instantanément à Monsieur G, lui qui était le voisin de l’Indien, et
qui l’avait vu plusieurs fois pousser la chansonnette dans un pub miteux du
centre-ville, avec sa guitare.
Je
me rappelai aussitôt de mon père qui, s’il avait suivi mes recommandations, n’avait
pas dû bouger d’un millimètre près de sa voiture, alors que la nuit était
tombée violemment dehors. Pour ne pas mettre tout le monde dans la même
situation, j’envoyai un message à ma sœur et à ma mère, pour leur dire que j’étais
parti et que j’en aurais probablement pour un moment. Je ponctuai le texto de
quelques cœurs bien rose. Les deux blondes me regardaient étrangement...
Et
là, apparut un gars sans crier gare. Le mec de l’une d’elles, ou bien des deux,
ce n’était pas très clair. Il n’avait pas l’air très sympathique, et était armé
d’un bébé. Je me souvins alors de tant de choses. Ils me proposèrent de rester
dormir chez eux : j’acceptai. Alors le jeune papa nous installa à tous des
sacs de couchage en bas de leur immeuble, dans le virage qui amenait à leur
quartier. Et nous nous couchâmes là, sur la route. Entre mon corps allongé sur
l’asphalte et le ciel noir, il y avait des étoiles magnifiques. Un silence
majestueux qui n’allait sans doute pas durer. Juste avant que je ne m’endorme,
le type qui ne s’était même pas présenté me donna un conseil d’ami : me circoncire
si je voulais avoir un enfant. Apparemment, ça renforçait le cordon ombilical d’un
bébé. Je ne tins pas vraiment compte de cette attention si altruiste, et me
concentrai plutôt sur le ciel. Alors, les étoiles bougeant entre elles se
mirent en scène, et tandis qu’elles dessinaient de parfaites formes éclairées,
moi, étendu sur le goudron, j’assistai à la naissance d’un enfant là-haut...
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