Ce
matin-là, alors que je m’apprêtais à prendre mon petit-déjeuner devant la télé,
son père me proposa d’aller à la plage. Un peu gêné au premier abord, je
prétextais avoir des choses à faire, jusqu’à ce qu’il me dise « Allez, je
viens te chercher ! ». Le plus étrange, c’est que je crois bien
qu’Elle était en train de refaire sa vie à ce moment-là. Comme d’autres
l’avaient déjà refaite auparavant. J’ignorais avec qui, mais je savais qu’elle
était partie. Et occupée avec quelqu’un d’autre. Cependant, je me retrouvais,
bel et bien, en ce jour ensoleillé, avec Elle, son père et son frère, Monsieur
J.
Elle
avait l’air plutôt contente de me revoir… Souriante, intriguée… Je l’étais tout
autant. Ça me faisait du bien. Son père, indifférent mais toujours jovial et
blagueur, était satisfait de l’endroit dans lequel il nous avait amenés :
au lieu d’une plage, nous nous sommes retrouvés dans un aquarium géant. Toute
une ville parallèle, avec des rues pavées, faite d’enclos qui ne l’étaient pas,
réservés aux requins et autres poissons effrayants. Ainsi, nous allions de
salle en salle découvrir ces merveilles de la nature : « Une
expérience à faire, quand même ! », disait son paternel avec sa bonne
humeur communicative. Il n’avait pas tort. Les enclos n’avaient pas de protection,
ni de sécurité : pas même de porte. Je ne suis même pas sûr qu’ils aient
été remplis d’eau. Je revois ces poissons nager dans le vide, dans le rien,
peut-être simplement volant en apesanteur dans ce lieu hors du temps. Sans
jamais sortir de leur espace réservé, comme s’il existait réellement une
limite.
Le
seul spectacle à l’air libre se trouvait près d’un ravin éloigné du centre.
Autour d’une falaise aux couleurs ocres et d’une végétation méditerranéenne
typique, il y avait là un océan d’anguilles. Peut-être même deux, car le niveau
d’eau dans lequel trempaient ces milliers de créatures était divisé en un
improbable escalier aquatique. Certaines se dévoraient entre elles, d’autres
s’enduisaient de boue ou restaient immobiles. Sans compter celles qui avaient
obtenu deux paires de pattes par je-ne-sais quel miracle dans cet environnement
irréel, tels des lézards. La vision de cet endroit était un véritable mirage, et je
ne sais pas ce qu’il reflétait.
Plus
loin, nous rapprochant de la sortie de ce zoo absurde, un bar lugubre attira
mon attention… Il avait été construit au même emplacement que les enclos, si
bien que seule la musique qui s’en échappait permettait de savoir de quoi il
s’agissait. Je décidai d’aller y jeter un coup d’œil et franchis le seuil de la
porte qui n’existait pas. À l’intérieur, je ne vis que des formes qui
bougeaient de manière cadavérique, boitant lamentablement de table en table,
avec l’une des seules choses que je pouvais distinguer dans l’obscurité :
des sourires grimaçants qui illuminaient la pénombre comme des putains de
phares. Sur les deux étages de l’établissement, serveurs, clients, tous
paraissaient morts, ou avaient envie de faire croire qu’ils l’étaient. Encore
déboussolé, il ne m’en fallut pas beaucoup plus pour déguerpir.
Une
fois sorti, j’entendis le brouhaha ambiant derrière moi, et remarquai qu’à
l’intérieur, l’on venait d’éteindre la lumière. Monsieur J s’amusa :
«
T’as vu ce bar, un peu ?
-
Ouais, c’est un peu comme ces restos parisiens à concept, dans lesquels tu ne vois
rien de ce que tu as dans ton assiette, et que, lumières éteintes, tu dois
deviner ?
-
Oui… Sauf qu’ici, ce n’est pas pour ça que l’on te plonge dans le noir. »
Son
sourire enfantin aux lèvres, il ne m’en dit pas plus, et nous continuions à
marcher.
Contents
de leur visite en famille, je les laissai là, sauf Elle, à qui j’avais à
parler… Plus tard, j’eus envie de raconter cet épisode hallucinant à ma mère.
Pour cela, et malgré les mises en garde incessantes de ma copine, je voulus
partir le plus vite possible, et ainsi, j’enfourchai mon beau scooter bleu de
toujours, que je n’avais jamais utilisé. Malheureusement, ma mère ne fut pas
très réceptive à mon récit…
Le
soir-même, je décidai de retourner sur les lieux pour essayer de comprendre ce
que j’avais aperçu. À l’entrée du bar, assis sur le trottoir, je me retrouvai
par hasard en présence de ce bon vieux Monsieur G, qui m’expliqua avec un
enthousiasme que je ne lui connaissais pas, qu’un vieil ami à nous, Monsieur W,
allait lui rendre visite. Puis il me parla de son étrange projet "bounce" :
j’ignorais totalement de quoi il parlait… Aussi je lui demandais s’il s’était
remis à la basse.
« …
Simplement à la musique », me répondit-il, plus énigmatique que jamais.
Et
alors que je ne devais pas en savoir plus, il me montra du doigt l’intérieur du
bâtiment. Une nouvelle fois j’entrai, et immédiatement sur ma droite, je vis
deux hommes en train de découper un gigantesque poisson, attablé sur une longue
planche de supplice en bois. Par moments, l’un d’eux délaissait l’effrayant
couteau et empoignait son partenaire pour l’embrasser langoureusement. J’en
profitai pour sortir de là sur le champ, non sans me dire que j’aurais pu
assister à ce qui allait être l’une des rares scènes de porno poissonnier gay
sur cette Terre.
De
l’autre côté, je tombai sur Monsieur L et Mademoiselle P, avec son éternel
sourire étincelant. La salle ressemblait à une grotte, taillée dans la pierre
et très faiblement éclairée. D’autres personnes étaient là également, dont un
homme d’un certain âge se tenant à l’écart, reclus près d’une paroi rocheuse.
Après quelques bavardages, Mademoiselle P me raconta, radieuse, qu’elle avait
rendez-vous avec un type charmant, et qu’il fallait que je sois content pour
elle. C’est à ce moment-là qu’un téléphone sonna et plongea nos langues dans le
silence. L’homme au fond de la pièce décrocha, semblait parler dudit type
charmant. Il termina son coup de fil, et sans se lever, s’adressa à
Mademoiselle P en rectifiant :
« C’est
avec son cousin que tu as rencard, finalement. »
Même
si je devais être content pour elle, je ne pus m’empêcher de les traiter de
consanguins avant de quitter cet endroit.
Le
lendemain, il y eut une prise d’otages dans le bus dans lequel nous nous
trouvions, ma mère, ma sœur et moi. Une forcenée avait obligé le conducteur à
se rendre à l’endroit qu’elle avait décidé, nous menaçant de nous prendre une
balle dans la tête à tout moment. Cheveux sales, arme lisse : elle avait
beau veiller au grain non-loin de nos places, je n’y prêtais pas trop
attention. Je suggérais à ma mère et ma sœur de lui laisser un pourboire
conséquent afin qu’elle se casse et qu’elle arrête de nous faire chier.
Visiblement, ce n’était pas l’argent qui l’intéressait… Tant pis. Je retournai
à ma fenêtre, à travers laquelle je pouvais encore me laisser absorber par le
paysage, seul au milieu de l’effroi de tous. Du sable chaud, des palmiers à
perte de vue, et bientôt l’océan.
Jusqu’à
ce que l’on aperçoive un parc d’attraction aquatique. C’est là que la mégère
armée avait prévu de nous amener. Elle nous fit descendre du bus, et l’on se
retrouva vite sur le sable, face à un vent terrible et au manège qui masquait
l’océan. La folle envoyait alors une personne à la suite au sommet du plus haut
plongeoir, majestueux à une trentaine de mètres au-dessus d’un bassin peu
profond. Chose étonnante, dans un déluge de cris, de nerfs et de menaces, elle
accompagnait sa victime jusqu’en haut, nous laissant seuls quelques instants.
Pour moi, ce procédé décrédibilisait parfaitement cette pauvre hystérique. J’en
fis rapidement part à ma mère, à ma sœur : qu’est-ce que l’on attendait
pour se barrer en courant, hors de la vue de cette tortionnaire ? Je
commençai à longer une étendue d’arbustes des dunes pour m’échapper, lorsque
j’entendis un bruit horrible. En me retournant, je compris
instantanément : à chaque personne qui sautait dans le bassin en
contrebas, la forcenée lui tirait une balle dans la tête, en pleine phase
descendante, laissant le corps écervelé chuter droit comme un I dans une parfaite
inclinaison verticale.
« Tu
comprends pourquoi ça ne sert à rien de fuir, hein ? », me dit ma
mère comme un reproche.
Je
voulus tout de même en avoir le cœur net. Je m’approchai alors de l’entrée du
parc pour parlementer avec un responsable. Je ne trouvai là que deux
personnes : un employé en costard, et un cadavre la tête en bouillie,
étalé sur une table de la même façon que le poisson que j’avais vu la veille.
Impossible de déterminer s’il s’agissait d’un homme ou d’une femme. Le cœur
soulevé, je demandai à l’employé ce qui se passait par là, et pourquoi cette
malheureuse créature en pièces avait été précédemment abattue. Et ce dernier de
m’expliquer que tout était normal, qu’ils cherchaient simplement des gens pour
faire partie de l’expérience. Je m’approchai de lui et le regardai
fixement :
« Et
vous, vous êtes volontaire ? ».
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