dimanche 12 mars 2017

ABUS DE PESTE


Était-ce un avion, au loin dans le ciel ? Ça en avait tout l’air. Au-dessus du pont métallique de la voie ferrée et des immeubles de cette ville, on pouvait voir la carlingue d’un appareil volant aller féconder la Lune, déjà en cloque et resplendissante cette nuit-là. Elle apportait la seule lumière à ce coupe-gorge qui servait de rue, là où toutes sortes d’événements dramatiques venaient de se produire : crimes racistes, manifestations violentes et bavures policières avaient fini de peindre cet endroit en noir. Moi, je sortais de ce décor sombre et dangereux, direction un tout autre théâtre : comme souvent, j’avais une répétition avec le groupe de danseurs d’IAM. On se donnait rendez-vous en plein milieu du centre commercial, avec la musique qui fédérait les regards des passants. Ce soir-là, l’exercice avait consisté à coordonner deux équipes parmi les prodiges du hip hop, et je m’étais chargé du cours : avec un chronomètre et un interrupteur, faire alterner les mouvements de ceux en blanc, puis de ceux en bleu, toujours à tour de rôle, en fonction des couleurs que ma lumière projetait...


Je ne pensais pas revoir une piste de danse aussi vite. Et pourtant, j’avais été invité au mariage de Mademoiselle L, où bon nombre d’anciens amis et de vagues connaissances nous nous rencontrions, tous sur notre trente-et-un et bougeant au rythme de la musique de fête. J’avais renoué avec beaucoup de fantômes du passé, en effet : l’occasion, par exemple, d’apprendre par la table d’à côté que Monsieur D était absent car il était parti pour un tour du monde. Improbable : lui, si casanier, si fainéant. La nouvelle m’avait amusé.
Je restais un peu à l’écart pendant une sorte de jeu de chaises musicales, fumant une cigarette adossé à un arbre. Je regardais les gens, pensif. Et je n’arrêtais pas de me répéter combien je ne pouvais pas supporter le marié, avec qui j’étais allé à l’école depuis la maternelle jusqu’au collège. Il me souriait hypocritement en s’approchant de moi, un verre à la main. Et dire qu’il épousait Mademoiselle L, pensais-je fort [...].


Peut-être bien que c’était cette noce qui avait donné l’idée à Monsieur V et Mademoiselle D : eux aussi, venaient de sauter le pas, et ils s’étaient mariés peu de temps après. Il n’y avait pas eu de cérémonie mais nous avions, nous les amis intimes, été conviés pour découvrir leur nouvelle demeure. Après avoir obtenu l’adresse et la direction du patelin, je m’y étais rendu avec Mademoiselle A, presque endimanchés. Je lui avais suggéré de porter un t-shirt aux couleurs de l’équipe de basket locale de 1920, chose qu’elle a faite et qui a été du meilleur effet lors de notre arrivée. Oui, deux domestiques blondes et souriantes de mes amis avaient été ravies de ce geste si original et touchant. La chose qui m’avait le plus frappé en découvrant la maison de Monsieur V et de Mademoiselle D, c’était qu’elle ne ressemblait en rien à ce que j’avais imaginé. Elle était hallucinament petite : on eût dit le château que quelque petite fille lilliputienne aurait rêvé d’obtenir pour le confort. On accédait à la pièce principale par une échelle insalubre qui se frayait un chemin dans la pierre à l’étage du dessus. Tous mes membres avaient été mis à l’épreuve lorsque j’étais monté ; contorsionnés, distordus... Nous étions tous réunis autour de Monsieur V et Mademoiselle D, ce monstre à deux têtes cher à mes yeux, heureux de faire s’attabler devant eux leurs amis les plus proches. La cheminée réchauffait la vieille pierre grise digne d’un donjon, alors que le banquet s’apprêtait à être servi. En fait, en guise de banquet, le jeune couple avait préféré nous laisser le choix en nous distribuant les cartes et les menus disponibles ce jour-là. Oui, sans que je n’aie pu comprendre immédiatement, il semblait bel et bien que Monsieur V et Mademoiselle D avaient également acquis les services d’un cuisinier personnel. Mon choix s’orientait plutôt vers des spécialités italiennes, alors que je les voyais heureux, tous les deux : satisfaits, mondains, quelque peu précieux et princiers, et il fallait l’avouer, un brin vaniteux. Je m’étais dit que c’était plutôt légitime lorsque j’ai vu, depuis la salle à manger aussi basse de plafond qu’une taverne médiévale, leur chambre à coucher : ils auraient pu y faire naître leur progéniture et mourir en paix dans cette pièce de conte de fées, avec cet immense lit à baldaquin blanc qui aurait pu être un pays à lui seul.


Il n’y avait rien à dire. J’ignorais absolument tout de leur récente histoire, notamment financière, mais c’était certain, mes deux amis s’étaient parfaitement intégrés à la vie locale. Peut-être un peu trop. On sentait qu’ils étaient déjà quelque peu déconnectés de la réalité, et qu’ils cherchaient à absorber leurs proches dans ce nouveau microcosme. C’est pour cela qu’ils m’ont recommandé, à l’issue du repas, le travail remarquable d’un ouvrier polonais du coin, si je voulais un jour m’installer dans leur village. Question étrange. Non, plus le temps passait, plus j’étais persuadé qu’ils vivaient gratuitement dans cette maison. Puis, à en juger par la susceptibilité de leur servante chinoise, il n’était même pas sûr que leurs employés fussent payés...


En sortant de chez Monsieur V et Mademoiselle D, j’ai rencontré mon père complètement par hasard, près du lac attenant à la propriété de mes amis. Il sortait d’une partie de je-ne-sais quel jeu en plein air, et m’a demandé, hilare, pourquoi j’étais aussi bien accompagné. À mi-chemin entre la gêne et l’agacement, j’ai tourné les talons sans satisfaire sa curiosité.

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