Était-ce un avion, au loin dans le ciel ? Ça
en avait tout l’air. Au-dessus du pont métallique de la voie ferrée et des
immeubles de cette ville, on pouvait voir la carlingue d’un appareil volant
aller féconder la Lune, déjà en cloque et resplendissante cette nuit-là. Elle
apportait la seule lumière à ce coupe-gorge qui servait de rue, là où toutes
sortes d’événements dramatiques venaient de se produire : crimes racistes,
manifestations violentes et bavures policières avaient fini de peindre cet endroit
en noir. Moi, je sortais de ce décor sombre et dangereux, direction un tout
autre théâtre : comme souvent, j’avais une répétition avec le groupe de
danseurs d’IAM. On se donnait rendez-vous en plein milieu du centre commercial,
avec la musique qui fédérait les regards des passants. Ce soir-là, l’exercice
avait consisté à coordonner deux équipes parmi les prodiges du hip hop, et je
m’étais chargé du cours : avec un chronomètre et un interrupteur, faire
alterner les mouvements de ceux en blanc, puis de ceux en bleu, toujours à tour
de rôle, en fonction des couleurs que ma lumière projetait...
Je ne
pensais pas revoir une piste de danse aussi vite. Et pourtant, j’avais été
invité au mariage de Mademoiselle L, où bon nombre d’anciens amis et de vagues
connaissances nous nous rencontrions, tous sur notre trente-et-un et bougeant
au rythme de la musique de fête. J’avais renoué avec beaucoup de fantômes du
passé, en effet : l’occasion, par exemple, d’apprendre par la table d’à
côté que Monsieur D était absent car il était parti pour un tour du monde.
Improbable : lui, si casanier, si fainéant. La nouvelle m’avait amusé.
Je restais
un peu à l’écart pendant une sorte de jeu de chaises musicales, fumant une
cigarette adossé à un arbre. Je regardais les gens, pensif. Et je n’arrêtais
pas de me répéter combien je ne pouvais pas supporter le marié, avec qui
j’étais allé à l’école depuis la maternelle jusqu’au collège. Il me souriait
hypocritement en s’approchant de moi, un verre à la main. Et dire qu’il épousait
Mademoiselle L, pensais-je fort [...].
Peut-être
bien que c’était cette noce qui avait donné l’idée à Monsieur V et Mademoiselle
D : eux aussi, venaient de sauter le pas, et ils s’étaient mariés peu de
temps après. Il n’y avait pas eu de cérémonie mais nous avions, nous les amis
intimes, été conviés pour découvrir leur nouvelle demeure. Après avoir obtenu
l’adresse et la direction du patelin, je m’y étais rendu avec Mademoiselle A,
presque endimanchés. Je lui avais suggéré de porter un t-shirt aux couleurs de
l’équipe de basket locale de 1920, chose qu’elle a faite et qui a été du
meilleur effet lors de notre arrivée. Oui, deux domestiques blondes et
souriantes de mes amis avaient été ravies de ce geste si original et touchant. La chose qui m’avait le plus frappé en
découvrant la maison de Monsieur V et de Mademoiselle D, c’était qu’elle ne
ressemblait en rien à ce que j’avais imaginé. Elle était hallucinament
petite : on eût dit le château que quelque petite fille lilliputienne
aurait rêvé d’obtenir pour le confort. On accédait à la pièce principale par
une échelle insalubre qui se frayait un chemin dans la pierre à l’étage du
dessus. Tous mes membres avaient été mis à l’épreuve lorsque j’étais
monté ; contorsionnés, distordus... Nous étions tous réunis autour de
Monsieur V et Mademoiselle D, ce monstre à deux têtes cher à mes yeux, heureux
de faire s’attabler devant eux leurs amis les plus proches. La cheminée
réchauffait la vieille pierre grise digne d’un donjon, alors que le banquet
s’apprêtait à être servi. En fait, en guise de banquet, le jeune couple avait
préféré nous laisser le choix en nous distribuant les cartes et les menus
disponibles ce jour-là. Oui, sans que je n’aie pu comprendre immédiatement, il
semblait bel et bien que Monsieur V et Mademoiselle D avaient également acquis
les services d’un cuisinier personnel. Mon choix s’orientait plutôt vers des
spécialités italiennes, alors que je les voyais heureux, tous les deux :
satisfaits, mondains, quelque peu précieux et princiers, et il fallait
l’avouer, un brin vaniteux. Je m’étais dit que c’était plutôt légitime lorsque
j’ai vu, depuis la salle à manger aussi basse de plafond qu’une taverne
médiévale, leur chambre à coucher : ils auraient pu y faire naître leur
progéniture et mourir en paix dans cette pièce de conte de fées, avec cet
immense lit à baldaquin blanc qui aurait pu être un pays à lui seul.
Il n’y
avait rien à dire. J’ignorais absolument tout de leur récente histoire,
notamment financière, mais c’était certain, mes deux amis s’étaient
parfaitement intégrés à la vie locale. Peut-être un peu trop. On sentait qu’ils
étaient déjà quelque peu déconnectés de la réalité, et qu’ils cherchaient à
absorber leurs proches dans ce nouveau microcosme. C’est pour cela qu’ils m’ont
recommandé, à l’issue du repas, le travail remarquable d’un ouvrier polonais du
coin, si je voulais un jour m’installer dans leur village. Question étrange.
Non, plus le temps passait, plus j’étais persuadé qu’ils vivaient gratuitement
dans cette maison. Puis, à en juger par la susceptibilité de leur servante
chinoise, il n’était même pas sûr que leurs employés fussent payés...
En sortant
de chez Monsieur V et Mademoiselle D, j’ai rencontré mon père complètement par
hasard, près du lac attenant à la propriété de mes amis. Il sortait d’une
partie de je-ne-sais quel jeu en plein air, et m’a demandé, hilare, pourquoi
j’étais aussi bien accompagné. À mi-chemin entre la gêne et l’agacement, j’ai
tourné les talons sans satisfaire sa curiosité.