Je
ne connaissais pas bien cette cuisine, certes, mais pourtant la vaisselle était
introuvable.
« Rien,
juste des petites assiettes à la con », je lui ai fait.
Elle
ne s’en souciait pas, mais il fallait bien trouver de quoi accueillir la
pissaladière de son frère, Monsieur J, et les amuse-gueules de la servante.
Toujours radieuse, d’ailleurs, ravie d’exercer son taf archaïque. On discutait,
tranquillement, sur la terrasse côté cuisine, avec une luminosité
rafraichissante au-dessus de nos yeux. La conversation a vite porté sur la
destruction du stade du Ray, l’antre mythique de notre OGC Nice.
« Regardez,
je leur ai dit : c’est une catastrophe ».
J’avais
les images en tête et à portée de main. Aujourd’hui, les photos montraient un
carnage, un cimetière. La démolition avait été lancée. Pourtant, et nous étions
toujours d’accord sur ce point, notre Ray était homologué contre les attentats,
lui ! Pas comme cette immondice d’Allianz Riviera qui a infecté notre
ville dans le quartier de Saint-Isidore... Non, il n’y avait rien à voir entre
les deux arènes. On appelle ça le progrès.
Peut-être
était-ce à moment-là que nous avons évoqué les actes de violence commis par
notre ancien attaquant niçois Neal Maupay, sur un terrain de foot, avec ses
nouvelles couleurs de Brest. Coupable d’avoir réussi une prise de sambo extrêmement
dangereuse sur un défenseur adverse, dans la surface. Un vrai sanguin,
celui-là, et une pépite locale à qui on a coupé l’herbe sous le pied,
honteusement. Un bon petit Franco-Argentin, me suis-je dit. Peut-être comme
moi, aussi.
Ou
bien c’était le soir-même, lorsque nous étions en ville entre amis, cette ville
dont les quartiers devenaient insalubres à vue d’œil. Paranoïa, soupçons,
obscurité et méfiance, le climat était au beau fixe alors que Monsieur V,
Monsieur P et moi, nous regardions l’un de ces blaireaux fier d’avoir réussi un
lève sur son scoot, dans une ruelle des vieux quartiers. Au gré des
conversations alentour, on avait appris qu’un mec était parti en taule pour
avoir pris, subitement, l’habitude de ne parler qu’avec une main en l’air,
systématiquement, ce qui avait été vite considéré comme un symptôme évident de
possible radicalisation express.
Alors
qu’on était en train de rentrer tous les trois, un groupe de gars s’est rué sur
Monsieur V, avec force mais sans violence, pour l’attraper tant bien que mal
malgré sa résistance, et le foutre dans une poubelle. Gratuitement. Fous rires.
Interrogations. De notre côté, ni Monsieur P ni moi n’avions bougé, par stupeur
et étonnement, d’abord, peut-être par lâcheté aussi, mais surtout parce qu’on
sentait la provoc et l’humour chez ces mecs, notamment leur chef, qui semblait
connaître Monsieur V. Ce dernier peinait à se relever du container dégueulasse
dans lequel il était bloqué, et au moment d’aller lui prêter main forte, on a
compris, ou du moins on croyait comprendre : des bagnoles de flics soudain
illuminées par de puissants néons nous encerclaient, et l’on pouvait voir des
caméras, des perches, un semblant de plateau télé surgir des ténèbres de la ruelle.
Ça discutaillait, ça rigolait, un keuf essayait difficilement de régler un
talkie, des figurants allaient et venaient en régie. On a halluciné. Et en
voyant se marrer le type qui avait projeté notre ami aux ordures sans raison,
sorti de nulle part, on a pensé à une caméra cachée, ou à quelque émission
bidon de télé-réalité. Mais Monsieur V, délivré des déchets, commençait à
hurler, et jurait s’être fait agresser par un djihadiste. Le mec en question
avait disparu. Nous ne comprenions rien, mais nous n’étions pas vraiment d’accord.
Monsieur V, ne trouves-tu pas que tu vas un peu vite en besogne, Monsieur V,
pas d’amalgame, enfin... Et Monsieur V nous a fait, froidement :
« Je
savais que j’allais terminer dans une poubelle, de toute façon :
étrangement, je l’avais annoncé... ».
L’incompréhension
la plus totale. Nous avons donc repris notre chemin initial. Sans quitter mes
deux amis des yeux, je me suis allumé une cigarette, lorsque j’ai constaté qu’elle
était double, avec une séparation de papier goudronné au milieu. Un peu comme
certains oignons ont parfois deux bourgeons. Ces derniers temps, j’avais vu pas
mal de trucs en double : durant la soirée où j’avais expliqué vouloir me
présenter à la prochaine présidentielle, j’avais déjà observé curieusement que
Mademoiselle C et son chat avaient exactement la même tête.
J’avais
peut-être l’esprit parti non-loin. Plus tard, je m’étais rappelé que je louais
un appart depuis un an sans jamais l’avoir occupé ! Je n’allais pas
réparer l’erreur à ce moment-là, quand même : je voulais me préparer à
aller vivre au Pérou, ç’aurait donc été ridicule...
Toujours
est-il que j’avais décidé de le revisiter en compagnie de Monsieur C, cette
fois-ci. Bien entendu, je ne pouvais pas me douter qu’avant de rentrer dans la
résidence, ce géant polonais, un peu stupide parfois, aurait jugé opportun de
braquer le restaurant japonais qui faisait l’angle. J’avais préféré rester
dehors à l’attendre, pendant qu’il s’emparait de deux bières nippones de 33
centilitres. Une fois Monsieur C sorti, j’ai décidé de tracer : je n’avais
rien à me reprocher, mais je portais sur moi un t-shirt avec l’immense tête du
monstre de Frankenstein, aussi j’aurais été parfaitement repérable en cas de
pépin...
Je
ne me souvenais plus du tout de ce bâtiment auquel je donnais de l’argent sans
y vivre. Avec Monsieur C ébahi, nous avons découvert, après le jardin, une
énorme salle de bowling dans le hall (qui m’attirait quelque peu, sur le
moment) et une très grande piscine scindée en deux parties, l’une à l’intérieur
et l’autre à l’extérieur. Sous l’eau, je pouvais voir qu’un jeu vidéo de baston
aquatique était installé, avec un casque, un capteur de mouvements et un
harnais placés de chaque côté du bassin rempli de monde. Pratique pour se
mettre sur la gueule en versus avec quelqu’un qui t’éclabousse un peu trop.
Sans doute dubitatif sur la possibilité de respirer sous l’eau pendant la
partie, Monsieur C a alors décliné mon invitation à jouer. Quel pleutre...
Il
comprenait mieux pourquoi j’avais oublié de loger dans cette résidence depuis
le dernier mois d’août : depuis l’extérieur de la piscine, on voyait mieux
les bâtiments laids et l’endroit précis que j’occupais comme un fantôme. Avec
ce terrible escalier en fer rouge pour accéder à l’appartement. De là où j’étais,
j’avais l’impression que juste derrière la rouille de cette construction
abjecte, le Soleil n’existait plus. Je n’avais jamais vu de lumière, depuis l’escalier
– souvent en proie aux vents violents – jusqu’à cette colline toute proche
constamment plongée dans le noir. Je regardais les gens autour de moi,
bronzant, se prélassant... Rapidement, un trisomique est arrivé près de l’entrée,
dans une position effrayante que je n’aurais jamais pu imaginer de toute ma vie :
ses fesses étaient monstrueusement bombées, et si proéminentes que la partie la
plus charnue de son cul pointait dangereusement en arrière, comme deux
horribles mandibules sortant de son maillot, prêtes à vous avaler. Il tenait
difficilement debout, et restait penché en avant comme un coq difforme qui
chercherait une poule du bec. En voyant ça, j’ai remarqué que plusieurs
copropriétaires nous regardaient très fixement, Monsieur C et moi ; et
alors que j’avais cru apercevoir un ancien collègue collectionneur de vinyles,
ou un mauvais sosie de Julien Doré, je me suis dit qu’il fallait se barrer.
En
passant vers l’intérieur de la piscine, on n’entendait plus un bruit :
tous les yeux étaient braqués sur nous, surtout les plus inquiétants. J’ai
voulu dire un mot à ce moment-là, mais : « CHUT ! ».
Le
« chut » était puissant comme une tornade, dissuasif mais pourtant
discret, énigmatique. On ne comprenait pas : tout le monde était figé, et
pratiquait un moment de silence absolu, dans l’eau et en-dehors. Monsieur C a
donc essayé une petite blague pour détendre l’atmosphère devant ces gens, alors
que nous avancions vers la sortie, en prononçant le mot « secte ».
Chut de plus belle. Et c’est là que j’ai vu, juste à côté de moi, une petite
fille courir pour sauter dans le grand bassin.
« Haha,
elle va se faire défoncer ! », j’ai pensé.
Et
après sa course pieds nus qui m’a envoyé un souffle d’air glacé jusqu’au visage
elle a plongé les jambes en avant, toute droite, comme une morte, prête pour le
grand voyage. Et aucun bruit. Le silence. Le vrai. Le définitif. Au fond du
grand bain, j’ai pu voir la fillette chercher ses clés dans son maillot, et
ouvrir une porte pour rentrer chez elle.
Avec
Monsieur C, nous sommes sortis de cette scène improbable par un autre escalier
de fer en colimaçon, blanc cette fois, et extérieur. C’est là que je suis tombé
nez à nez avec la servante que j’avais vue avec Elle, lorsqu’elle travaillait
chez son frère, le jour où je cherchais encore de la vaisselle dans les
meubles. Surpris tous deux, on s’est mis à discuter. De l’endroit, de la
possible secte, de qui sont ces gens, de tout et de rien. Elle me racontait qu’elle
était en train d’écrire une histoire, un récit articulé autour d’une bonne
femme d’une quarantaine d’années. Je me suis permis de lui expliquer combien il
était compliqué de créer des personnages. Elle a plus ou moins acquiescé. Et m’a
expliqué que cette dame avait toujours une Marlboro Light à la main, que c’était
sa signature, en quelque sorte.
« Faites-lui
fumer des Philip Morris, je lui ai suggéré. Je ne sais pas. Peut-être parce que
c’est plus classe ».
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