dimanche 21 août 2016

LA FAIM D'INCARNER

« Mais qu’est-ce que tu cherches dans ces meubles ? ».
Je ne connaissais pas bien cette cuisine, certes, mais pourtant la vaisselle était introuvable.
« Rien, juste des petites assiettes à la con », je lui ai fait.
Elle ne s’en souciait pas, mais il fallait bien trouver de quoi accueillir la pissaladière de son frère, Monsieur J, et les amuse-gueules de la servante. Toujours radieuse, d’ailleurs, ravie d’exercer son taf archaïque. On discutait, tranquillement, sur la terrasse côté cuisine, avec une luminosité rafraichissante au-dessus de nos yeux. La conversation a vite porté sur la destruction du stade du Ray, l’antre mythique de notre OGC Nice.
« Regardez, je leur ai dit : c’est une catastrophe ».
J’avais les images en tête et à portée de main. Aujourd’hui, les photos montraient un carnage, un cimetière. La démolition avait été lancée. Pourtant, et nous étions toujours d’accord sur ce point, notre Ray était homologué contre les attentats, lui ! Pas comme cette immondice d’Allianz Riviera qui a infecté notre ville dans le quartier de Saint-Isidore... Non, il n’y avait rien à voir entre les deux arènes. On appelle ça le progrès.


Peut-être était-ce à moment-là que nous avons évoqué les actes de violence commis par notre ancien attaquant niçois Neal Maupay, sur un terrain de foot, avec ses nouvelles couleurs de Brest. Coupable d’avoir réussi une prise de sambo extrêmement dangereuse sur un défenseur adverse, dans la surface. Un vrai sanguin, celui-là, et une pépite locale à qui on a coupé l’herbe sous le pied, honteusement. Un bon petit Franco-Argentin, me suis-je dit. Peut-être comme moi, aussi.
Ou bien c’était le soir-même, lorsque nous étions en ville entre amis, cette ville dont les quartiers devenaient insalubres à vue d’œil. Paranoïa, soupçons, obscurité et méfiance, le climat était au beau fixe alors que Monsieur V, Monsieur P et moi, nous regardions l’un de ces blaireaux fier d’avoir réussi un lève sur son scoot, dans une ruelle des vieux quartiers. Au gré des conversations alentour, on avait appris qu’un mec était parti en taule pour avoir pris, subitement, l’habitude de ne parler qu’avec une main en l’air, systématiquement, ce qui avait été vite considéré comme un symptôme évident de possible radicalisation express.
Alors qu’on était en train de rentrer tous les trois, un groupe de gars s’est rué sur Monsieur V, avec force mais sans violence, pour l’attraper tant bien que mal malgré sa résistance, et le foutre dans une poubelle. Gratuitement. Fous rires. Interrogations. De notre côté, ni Monsieur P ni moi n’avions bougé, par stupeur et étonnement, d’abord, peut-être par lâcheté aussi, mais surtout parce qu’on sentait la provoc et l’humour chez ces mecs, notamment leur chef, qui semblait connaître Monsieur V. Ce dernier peinait à se relever du container dégueulasse dans lequel il était bloqué, et au moment d’aller lui prêter main forte, on a compris, ou du moins on croyait comprendre : des bagnoles de flics soudain illuminées par de puissants néons nous encerclaient, et l’on pouvait voir des caméras, des perches, un semblant de plateau télé surgir des ténèbres de la ruelle. Ça discutaillait, ça rigolait, un keuf essayait difficilement de régler un talkie, des figurants allaient et venaient en régie. On a halluciné. Et en voyant se marrer le type qui avait projeté notre ami aux ordures sans raison, sorti de nulle part, on a pensé à une caméra cachée, ou à quelque émission bidon de télé-réalité. Mais Monsieur V, délivré des déchets, commençait à hurler, et jurait s’être fait agresser par un djihadiste. Le mec en question avait disparu. Nous ne comprenions rien, mais nous n’étions pas vraiment d’accord. Monsieur V, ne trouves-tu pas que tu vas un peu vite en besogne, Monsieur V, pas d’amalgame, enfin... Et Monsieur V nous a fait, froidement :
« Je savais que j’allais terminer dans une poubelle, de toute façon : étrangement, je l’avais annoncé... ».
L’incompréhension la plus totale. Nous avons donc repris notre chemin initial. Sans quitter mes deux amis des yeux, je me suis allumé une cigarette, lorsque j’ai constaté qu’elle était double, avec une séparation de papier goudronné au milieu. Un peu comme certains oignons ont parfois deux bourgeons. Ces derniers temps, j’avais vu pas mal de trucs en double : durant la soirée où j’avais expliqué vouloir me présenter à la prochaine présidentielle, j’avais déjà observé curieusement que Mademoiselle C et son chat avaient exactement la même tête.


J’avais peut-être l’esprit parti non-loin. Plus tard, je m’étais rappelé que je louais un appart depuis un an sans jamais l’avoir occupé ! Je n’allais pas réparer l’erreur à ce moment-là, quand même : je voulais me préparer à aller vivre au Pérou, ç’aurait donc été ridicule...
Toujours est-il que j’avais décidé de le revisiter en compagnie de Monsieur C, cette fois-ci. Bien entendu, je ne pouvais pas me douter qu’avant de rentrer dans la résidence, ce géant polonais, un peu stupide parfois, aurait jugé opportun de braquer le restaurant japonais qui faisait l’angle. J’avais préféré rester dehors à l’attendre, pendant qu’il s’emparait de deux bières nippones de 33 centilitres. Une fois Monsieur C sorti, j’ai décidé de tracer : je n’avais rien à me reprocher, mais je portais sur moi un t-shirt avec l’immense tête du monstre de Frankenstein, aussi j’aurais été parfaitement repérable en cas de pépin...


Je ne me souvenais plus du tout de ce bâtiment auquel je donnais de l’argent sans y vivre. Avec Monsieur C ébahi, nous avons découvert, après le jardin, une énorme salle de bowling dans le hall (qui m’attirait quelque peu, sur le moment) et une très grande piscine scindée en deux parties, l’une à l’intérieur et l’autre à l’extérieur. Sous l’eau, je pouvais voir qu’un jeu vidéo de baston aquatique était installé, avec un casque, un capteur de mouvements et un harnais placés de chaque côté du bassin rempli de monde. Pratique pour se mettre sur la gueule en versus avec quelqu’un qui t’éclabousse un peu trop. Sans doute dubitatif sur la possibilité de respirer sous l’eau pendant la partie, Monsieur C a alors décliné mon invitation à jouer. Quel pleutre...
Il comprenait mieux pourquoi j’avais oublié de loger dans cette résidence depuis le dernier mois d’août : depuis l’extérieur de la piscine, on voyait mieux les bâtiments laids et l’endroit précis que j’occupais comme un fantôme. Avec ce terrible escalier en fer rouge pour accéder à l’appartement. De là où j’étais, j’avais l’impression que juste derrière la rouille de cette construction abjecte, le Soleil n’existait plus. Je n’avais jamais vu de lumière, depuis l’escalier – souvent en proie aux vents violents – jusqu’à cette colline toute proche constamment plongée dans le noir. Je regardais les gens autour de moi, bronzant, se prélassant... Rapidement, un trisomique est arrivé près de l’entrée, dans une position effrayante que je n’aurais jamais pu imaginer de toute ma vie : ses fesses étaient monstrueusement bombées, et si proéminentes que la partie la plus charnue de son cul pointait dangereusement en arrière, comme deux horribles mandibules sortant de son maillot, prêtes à vous avaler. Il tenait difficilement debout, et restait penché en avant comme un coq difforme qui chercherait une poule du bec. En voyant ça, j’ai remarqué que plusieurs copropriétaires nous regardaient très fixement, Monsieur C et moi ; et alors que j’avais cru apercevoir un ancien collègue collectionneur de vinyles, ou un mauvais sosie de Julien Doré, je me suis dit qu’il fallait se barrer.
En passant vers l’intérieur de la piscine, on n’entendait plus un bruit : tous les yeux étaient braqués sur nous, surtout les plus inquiétants. J’ai voulu dire un mot à ce moment-là, mais : « CHUT ! ».
Le « chut » était puissant comme une tornade, dissuasif mais pourtant discret, énigmatique. On ne comprenait pas : tout le monde était figé, et pratiquait un moment de silence absolu, dans l’eau et en-dehors. Monsieur C a donc essayé une petite blague pour détendre l’atmosphère devant ces gens, alors que nous avancions vers la sortie, en prononçant le mot « secte ». Chut de plus belle. Et c’est là que j’ai vu, juste à côté de moi, une petite fille courir pour sauter dans le grand bassin.
« Haha, elle va se faire défoncer ! », j’ai pensé.
Et après sa course pieds nus qui m’a envoyé un souffle d’air glacé jusqu’au visage elle a plongé les jambes en avant, toute droite, comme une morte, prête pour le grand voyage. Et aucun bruit. Le silence. Le vrai. Le définitif. Au fond du grand bain, j’ai pu voir la fillette chercher ses clés dans son maillot, et ouvrir une porte pour rentrer chez elle.


Avec Monsieur C, nous sommes sortis de cette scène improbable par un autre escalier de fer en colimaçon, blanc cette fois, et extérieur. C’est là que je suis tombé nez à nez avec la servante que j’avais vue avec Elle, lorsqu’elle travaillait chez son frère, le jour où je cherchais encore de la vaisselle dans les meubles. Surpris tous deux, on s’est mis à discuter. De l’endroit, de la possible secte, de qui sont ces gens, de tout et de rien. Elle me racontait qu’elle était en train d’écrire une histoire, un récit articulé autour d’une bonne femme d’une quarantaine d’années. Je me suis permis de lui expliquer combien il était compliqué de créer des personnages. Elle a plus ou moins acquiescé. Et m’a expliqué que cette dame avait toujours une Marlboro Light à la main, que c’était sa signature, en quelque sorte.
« Faites-lui fumer des Philip Morris, je lui ai suggéré. Je ne sais pas. Peut-être parce que c’est plus classe ».

dimanche 17 avril 2016

VERT SUZE

La femme de ménage de Monsieur T faisait son boulot. Là-haut, au sommet du phare dans lequel mon ami avait élu domicile, on pouvait voir la mer tenter d’accéder aux premiers étages, sans relâche, sans jamais y parvenir depuis des siècles. Tirant sur son éternelle grosse barbe mal entretenue, Monsieur T prévoyait d’organiser une soirée en ce lieu, en nous expliquant son plan. À ce moment-là, il y avait un genre de festival marin dans les alentours, et l’occasion semblait parfaite pour inviter du monde. À la lumière du jour, la pièce nouvellement nettoyée était plus chaleureuse que jamais.
En bas, c’était tout l’inverse. Dans les méandres de la tour, un groupe de personnes avait décidé d’y établir un squat. Lorsque je passai à leur niveau pour sortir du phare, je pus en voir certains affalés sur des canapés, déblatérant des histoires assez préoccupantes. J’entendis un mec très efféminé affirmer à son copain qu’il avait réussi à atteindre les 15 kilomètres de profondeur en descente libre. Le mythomane n’avait pas l’air très persuasif, et pourtant ses congénères gobaient tout. Qu’importe.


Ma mère était dans les parages, s’étant déplacée pour le festival portuaire. Elle avait passé la journée à profiter des activités organisées pour l’événement, et s’en plaignait quelque peu. Oui, elle était on ne peut plus déçue. Elle me raconta, par exemple, que l’on avait installé un gigantesque ring de pierre sur l’eau, comme une arène aux dimensions d’héliport, afin que des gens puissent s’adonner à la baston d’un Soul Calibur réel. Les participants louaient des déguisements à la journée, des casques de lutte ridicules et des armes contondantes. Un spectacle qui, selon ma mère, gâchait complètement la fête, et n’avait rien à faire dans le merveilleux endroit dans lequel nous passions ce moment. Elle avait également repéré un drôle de logo sur les quais :
« Cette image m’évoque l’Argentine ».
C’était un vautour grimaçant, vu de buste, en t-shirt noir. Fier et malveillant, du genre dont on ne s’approcherait pas. Il ne lui manquait plus qu’une crosse de hockey, et la bestiole aurait eu un parfum années 90 indéniable. Bizarrement, le logo apparaissait sur des affiches, collées presque partout aux quatre coins du port, le long des entrepôts.
« Et pourquoi ce vautour t’évoque-t-il l’Argentine ?
— Je ne sais pas, fit ma mère. C’est quand même un magnifique animal.
— Le vautour ?! ».
Je ne savais pas comment lui faire entendre qu’elle avait tort.


À proximité du ring flottant qui servait de quai à un énorme galion, une foule déambulait parmi les étals du marché, cherchant des produits marins ou des souvenirs de cet endroit éloigné du reste du monde. Nous les regardions, depuis l’intérieur du bateau. Moi, en particulier, songeur, accoudé à bâbord ou à tribord, à dire vrai je ne sais plus. Je sais juste que c’est à cet instant qu’avec toute la violence des abysses, notre navire fut emporté dans une tempête cauchemardesque que seul un Poséidon revanchard aurait pu déclencher. Alors que l’eau, d’un vert émeraude presque translucide, devenait un effroyable bouillon, le galion était pris dans un liquide qui ne comportait presque plus que de l’écume, voyant sa perte arriver sans ne rien pouvoir faire face à la rage titanesque des flots, comme un poisson d’argent prêt à être aspiré au fond du gouffre d’une baignoire se vidant rapidement. Et, à la mesure de cette danse macabre des mers, ces quelques vers de Samuel Taylor Coleridge qui résonnaient dans ma tête, « water, water everywhere, but not a drop to drink ». Et plus le navire faiblissait dans le vacarme, plus la musique se gorgeait d’instruments métalliques et d’une cadence endiablée, annonçant des changements incessants de tempo et peut-être un pont d’accalmie...

mardi 15 mars 2016

TUE ÇA POUR ÇA


« Nous étions trois dans cet espace vide ; un vaste environnement, vaguement lunaire, fait de cratères et de cailloux à l’infini, que l’on ne pouvait distinguer à cause d’un épais brouillard. Chacun d’entre nous portait un halo de couleur autour de lui, formant à nous tous d’étranges lueurs fluo, bleues, vertes et rouges. Je crois bien que j’avais hérité de la dernière teinte ; quant à elle, je ne me souviens pas : je sais juste qu’elle s’entraînait à léviter, seule, flottant comme une plume immobile dans le ciel noir, et j’avais l’impression que c’était pour me fuir.
Le seul moment où la solitude de chacun d’entre nous cessa, ce fut quand nous visitâmes Auschwitz. Plongés tous deux parmi la bruyante fourmilière de touristes, mendiants, pèlerins, vigiles et électriciens, c’était comme si pour la première fois, nous connaissions enfin le contact avec d’autres êtres que nous. Il faut dire que le camp d’extermination avait fait peau neuve, et avait entrepris de titanesques améliorations pour pouvoir accueillir autant de monde en son sein, convertissant les lieux en un parc d’attraction qui n’avait pas d’égal sur Terre. Il y avait des statues, des places, des bâtiments, des manèges ; un peu de tout, et l’histoire et la mémoire côtoyaient vite le ludique et le divertissement. Le site était, je l’ignorais, entouré de jardins que semblait protéger un imposant château d’architecture classique, de type française du XVIIIème siècle. Mais ce qui me surprit le plus, ce fut la disposition ingénieuse de terrains entiers dédiés au devoir de mémoire. Un d’entre eux me marqua particulièrement : il avait les airs et la superficie d’un espace de pétanque, étiré en longueur, et l’on y avait modelé une dune de terre pour chaque déporté qui trouva la mort. À l’entrée de la zone, un écriteau informatif résumait sommairement l’histoire qui, chaque jour, était déterrée pour être vécue à nouveau en ce lieu. En lisant le bilan du massacre, je constatai qu’étrangement, les chiffres macabres semblaient incorrects. Il y avait, à mon sens, un zéro en trop si l’on avait considérablement divisé le total humain. Ou alors, une erreur, peut-être... Je découvris, ainsi, que des gens venaient étreindre fortement chaque dune pour pleurer abondamment. Lorsque j’eus l’impression qu’ils me regardaient tous dans les yeux, avec leurs visages déformés par une quelconque miséricorde à implorer, moi, de l’autre rive de ce fleuve de larmes je partis. Je croisai également, près d’une fontaine mozarabe, un type visiblement plein aux as qui faisait ses ablutions, priant, pleurant et riant à la fois derrière de grosses lunettes de soleil, embrassant ses congénères en les invitant à rendre hommage.
Nous nous apprêtions à sortir du camp lorsqu’elle me posa la question :
« Ça ne t’a rien fait, toi, de voir tout ce gaz ? »
Il y avait des reproches dans ses yeux. Elle devait faire allusion aux robinets et aux petites vannes couleur brique que j’avais aperçues dans l’enceinte. Je me contentai de hausser les épaules, ne sachant quoi répondre. Non, j’avais l’impression que les ailes du château rose autour de nous, me regardaient, majestueuses. Je crois que c’est à ce moment que j’ai pris conscience de l’importance de travailler sur le révisionnisme : non pas pour adhérer aux thèses les plus malsaines, mais plutôt pour apporter des preuves tangibles contre elles, espérant les réfuter. Moi, j’avais fait un pas vers elle alors que nous étions revenus près de l’immensité céleste, obscure et froide. Le vent faisait se fracasser des nuages entiers les uns contre les autres, mais en silence. Elle m’était toujours distante, si loin. Alors, malgré ses réticences et tandis qu’elle prit de nouveau son envol pour s’entraîner à planer, je la rejoignis, en lévitant verticalement vers sa silhouette. Elle, me tournait toujours le dos. Et là, après quelques secondes d’hésitation, la tempête nous y poussant, elle se retourna et nous nous embrassâmes passionnément à la lueur des comètes qui s’écrasaient à nos pieds ». 


« Alors, qu’en penses-tu ? ».
J’attendais quelque peu nerveusement son opinion, et levai mon nez du texte. Elle, y maintenait ses yeux, planqués derrière d’épaisses lunettes carrées. Elle avait l’air songeuse, et la pièce minuscule et anxiogène dans laquelle nous nous étions installés ne rendait pas l’ambiance plus chaleureuse. Le texte ne lui avait pas plu. Nous avions un désaccord total : moi, je parlais d’amour véritable et de passion entre ces deux personnages ; elle, prenait un malin plaisir à m’expliquer que selon l’histoire, il n’y avait que leur solitude extrême qui leur permettait de se rapprocher ainsi. Car seuls au monde, uniquement. Je décelai, tout au long de sa démonstration, tout le dédain qu’elle avait pour moi. Je n’y prêtai pas plus attention, et refermai le Moleskine sur lequel j’écrivais depuis presque toujours. Je m’aperçus, avant de quitter la pièce, qu’il allait bientôt être rempli, achevé ; dans un sens comme dans l’autre, la page suivante était la jonction entre les deux parties qui composaient ce journal : une pour les notes et les mots qui transpercent le crâne, l’autre pour les rêves à dormir debout, rédigés en sens contraire. Mes écrits étaient donc sur le point de se mordre la queue.
Je devais partir au Mexique pour la voir, Elle, le lendemain. Aussi je m’arrêtai saluer Monsieur Luchini après ma réunion en tête à tête. Derrière son bureau rempli de livres non-lus et apparemment non-lisibles, il affichait une barbe de quelques heures et une mine curieuse, presque indiscrète. J’en profitai pour lui raconter l’incident avec ma collaboratrice, me plaignant de l’enthousiasme inexistant avec lequel elle lisait mes histoires. Sûr de lui, continuant de faire valser des pages inutiles, Luchini m’expliqua que souvent, un sentiment de rapprochement pouvait naître entre deux personnes, fussent-elles diamétralement opposées, lorsque celles-ci se retrouvent ensemble dans un cocon, à réfléchir conjointement. Selon lui, c’était une histoire de survie, quelque chose comme ça.
« Au moins, ça tranquillise les fidèles... », ajouta-t-il en tirant la langue, étouffant un rire hystérique. J’ignorais totalement ce qu’il voulait dire par là... Le fait était là : je ne pouvais plus supporter pareils rapports professionnels avec cette femme. J’allais prendre congé pour de bon.
« Ça ne vous dérange pas que je laisse toutes mes notes ici ? Comme ça...
— Non, non, bien sûr que non » fit-il sans quitter son bouquin des yeux.
J’avais apprécié le geste. Pourtant, je pris mon carnet avec moi.


Je songeais aux affaires qu’il me resterait à préparer une fois rentré chez moi. Le bus pour le Mexique m’attendait. Dans le vestibule, j’enfilai ma veste, fredonnant un thème qu’une inscription sur mon t-shirt me rappela brusquement. « Love... Love will tear us apart... again... ». J’allais dire au revoir à mes collègues, et m’installai donc quelques minutes au comptoir du bar Belle Époque. Derrière celui-ci, un Luchini surexcité ouvrait tous les placards qui se trouvaient à proximité, montrant à chacun d’entre nous des bouteilles dont il faisait deviner le contenu, zigzaguant entre les chaises et les montages de livres, provoquant coup sur coup l’hilarité générale. Je tentai de me sentir à ma place et de prendre part au jeu :
« Je suppose que ça doit faire partie des avantages à être un nègre », dis-je à voix si basse que personne n’entendit, ébahi par tous ces spiritueux que faisait défiler mon supérieur avec bouffonnerie.
Quand vint le moment où, par défi et par suite logique, il s’adressa à moi, brandissant fièrement une immense bouteille remplie d’un liquide rouge, qui lui mettait des rubis dans les yeux.
« Et ça, savez-vous ce que c’est ?
— Et bien, il me semble que... C’est un Campari ! Ou... Non, un genre de Negroni, avec du Martini, et...
— Non, c’est du jus d’orange ».
J’entonnai alors quelques rires pour la circonstance, et sortis du bureau une bonne fois pour toutes, laissant là-haut mes collègues s’adonner à leur bien étrange messe. Après quelques étages, je me retrouvai enfin dehors. Et me demandai pourquoi on prononçait Luchini avec un U et non pas avec un OU. Satané [y]. Et dans quelles langues ce son était-il présent à part en français. Et d’où il venait exactement. Et pourquoi. Et combien de personnes étaient dégoûtées de la langue française juste à cause de ce [y]. Et ainsi de suite...