La
vieille baraque provençale ne me disait vraiment rien qui vaille... Avec sa
pierre ancienne, elle avait dû être belle autrefois, ou alors était-ce la nuit,
car le halo de lumière d’un jaune putride qui éclairait son entrée faisait d’elle
une bâtisse peu rassurante. J’étais venu rendre visite à un cousin éloigné, ou
un vieil oncle, je ne savais pas bien. C’était bizarre, parce qu’après que lui
et sa femme m’eurent salué, j’étais incapable de dire s’ils étaient bel et bien
vivants, ou s’ils n’étaient que des esprits. Ils avaient beau être très
aimables, je croyais bien que leurs corps flottaient. Il me sembla même
apercevoir mon vieux grand-père dans une pièce. Enfin, ils m’avaient installé
un matelas poussiéreux en bas, c’était gentil de leur part. Puis ils
disparurent.
J’étais
là, et face à l’ennui, je décidai d’aller faire un tour à l’étage. Assez
incrédule, je me retrouvai dans un grenier qui contenait plusieurs dizaines d’âmes :
il y avait un concert qui allait commencer sur le plancher grinçant,
manifestement. En évitant les regards étonnés et les bières posées un peu
partout et n’importe comment, je pris une chaise, vérifiai le pied de micro,
une fois, deux fois, toussotai timidement, m’armai de ma guitare et commençai à
envoyer la rythmique de l’une de mes chansons avec mon looper, sans n’avoir
rien demandé à personne.
Le
lendemain, à l’aéroport, un petit groupe de gens s’approcha de moi et vint me
féliciter : ils avaient assisté à mon improvisation de la veille. J’étais
le premier surpris par leurs éloges : « bravo », « c’était
super, vraiment », « continue comme ça, mec ! » lancé par
un futur fan insistant à lunettes, et telle ou telle chanson valait plus le
coup qu’une autre, etc... J’étais flatté, c’était certain. Embarrassé aussi,
sans nul doute. D’autant plus qu’après m’être assis dans la salle d’attente
avec tout mon matériel, cet endroit vitré qui faisait vraiment futuriste avec
ce blanc immaculé des murs qui donnait mal à la tête, je pus revoir des images
de moi en train de jouer mes morceaux, diffusées sur des écrans géants à gauche
et à droite du passage réservé aux voyageurs. Je n’y croyais pas. Encore moins
lorsque je me revis enchaîner mes chansons, avec une Stratocaster blanche comme
neige entre les mains, sur laquelle je ne me rappelais pas avoir joué...
Mon
pied gauche me faisait toujours mal, aussi je coupai net une conversation
entamée avec une copine. Je pris mon pied à deux mains pour vérifier l’état de
la blessure : la plaie était atroce. Sur le flanc intérieur, près du
talon, l’entaille était devenue si profonde que l’on pouvait distinguer la
blancheur de mes os, de l’autre côté. Le plus étrange, c’était que même si on
aurait pu croire que je m’étais fait dévorer la moitié du pied par quelque
monstre carnassier, il n’y avait aucune trace d’hémoglobine malgré la douleur
et la laideur du déchirement, rien. Le bout de viande que j’avais à la place de
mon pied, violacé, était horrible mais propre. Du moins, c’était ce que je me
disais, jusqu’à ce que je voie que des entrailles du morceau de chair s’écoulait
une mousse verte infecte, spongieuse et granuleuse.
« Ça
va aller... ».
Une
fois de retour, je voulus l’apercevoir car Elle m’avait manqué. J’étais allé
dans cette aire de jeu, semblable à un carré de quinze hectares, avec de l’herbe
à perte de vue, sans arbres, sans rien qu’un petit ruisseau qui délimitait le
parc à droite. C’est par là qu’Elle arriva. Moi, je me tenais au milieu de ces
enfants qui jouaient avec leurs balles de couleur sur la pelouse chlorophylle.
Et Elle m’aperçut, comme si Elle était venue me faire la même surprise au même
endroit. Je feignis de ne pas la voir ; Elle fit la même chose. Moi, je
voulus la suivre, pour que les retrouvailles soient encore plus belles, mais
là, je réalisai soudainement qu’Elle était accompagnée d’une bonne partie de sa
famille. Ça cassait un peu l’ensemble, ouais. Mais je la suivis quand même, de
loin, avec la plus grande furtivité. Là-haut dans le ciel, amarré entre
quelques nuages mal stationnés, il y avait un gigantesque navire de croisière
qui flottait. Comme un ballon de la taille d’une île australe. Son simple
gouvernail fendait un cumulus en deux. Elle avait regagné le vaisseau, sans
doute par l’échelle de géant aux barreaux innombrables, qui reliait ciel et
terre. À l’intérieur, j’attendais qu’elle redescende, dans l’une des pièces
principales. J’en profitai pour examiner un peu les environs, la déco... Tout à
coup, j’entendis sa voix dans l’escalier derrière moi. En deux secondes, je fis
volte-face et m’engouffrai dans une cabine, bien planqué, afin que la surprise
ne soit pas gâchée. Mais cette fois-ci, jetant un œil dans leur dos depuis l’encadrement
de la porte, je vis qu’Elle était avec sa tante et sa cousine, alors bon,
soupirant quelque peu, je me résignai à laisser tomber. De ce que je crus
comprendre, à les entendre parler, il me sembla qu’Elle avait trouvé un
appartement dans ce bateau. Des murs blancs dans des petites cabines à l’ancienne,
du bois couleur feu un peu partout et du parquet chaleureux... C’était sûr que
ça allait lui plaire. Elle avait quitté les lieux, de toute façon.
Pendant
ce temps, le navire gonflable avait certainement dû redescendre
considérablement, car je ne m’étais rendu compte de rien, mais nous étions à
vingt mille lieues sous les cieux devant une mer magnifique, dans une baie
encerclée de minuscules falaises ocre. Il y avait des gens qui s’éclataient à
faire du flyboard, et entre le vacarme de leurs plongeons la tête la première
dans l’eau paisible, les cris qu’ils poussaient en en sortant, et la vision de
ce tube auquel chacun était accroché... ça produisait un tableau plutôt
bizarre. On aurait dit qu’ils se débattaient au bout des tentacules d’un calmar
géant qui s’amuserait avec eux comme on fait bouger des pantins. Mais ça
donnait quand même envie, ces cris d’adrénaline et ces hurlements de rire
partout autour de moi sur le ponton. Quand vint mon tour, j’essayai de prendre
une profonde inspiration pour affronter cet abysse qui m’avait toujours
tellement effrayé, mais le propulseur me projeta si violemment dans l’eau que
je me retrouvai presque instantanément au fond.
Contre
toute attente, il faisait beau là-dessous. Il y avait quasiment la même lumière
qu’en haut, un peu dorée, avec un calme irréel. Et tout était très limpide
quand j’ouvrais les yeux, sans difficulté. Pas d’obscurité angoissante, pas de
ténèbres, pas de créatures cauchemardesques. Si, bien évidemment, les sirènes
ne sont pas des démons. Il y en avait une en face de moi. D’ailleurs, je ne
voyais qu’elle en face de moi, dans l’immensité liquide. Rien d’autre. Drôle de
sirène, d’ailleurs, sans écailles et dotée de deux jambes. J’étais un peu
méfiant, elle s’approchait peu à peu. Elle ressemblait à s’y méprendre à cette
insupportable Mademoiselle L. C’était vraiment troublant. Et moi je ne bougeais
pas, je ne bougeais plus. Sans doute m’avait-on oublié à la surface. Et alors
que je restais bloqué au fond de la mer avec mes fixations de flyboard qui ne
servaient plus à grand-chose, la rencontre sous-marine me sourit et me parla en
buvant la tasse ; le rictus heureux sur ses lèvres était pourtant intact,
même si je n’arrivais pas à entendre le moindre son dans la surdité de l’eau, à
cette profondeur. Alors elle procéda par signes. Oui, voilà, c’était une bien
meilleure idée, j’essayai de comprendre. Mais peut-être que je me trompais dans
la traduction improvisée. Je regardais attentivement ses mains qui s’agitaient
pour me composer une longue phrase, et de ce que je parvenais à déchiffrer, j’eus
l’impression qu’elle me proposait de participer au tournage d’une vidéo : "Happy
sous la mer", un clip hommage à Pharrell Williams. Un truc inédit, quoi.
C’était ce que je m’étais dit sur le coup, avant de tout oublier. Le manque d’oxygène,
sans doute.