dimanche 17 avril 2016

VERT SUZE

La femme de ménage de Monsieur T faisait son boulot. Là-haut, au sommet du phare dans lequel mon ami avait élu domicile, on pouvait voir la mer tenter d’accéder aux premiers étages, sans relâche, sans jamais y parvenir depuis des siècles. Tirant sur son éternelle grosse barbe mal entretenue, Monsieur T prévoyait d’organiser une soirée en ce lieu, en nous expliquant son plan. À ce moment-là, il y avait un genre de festival marin dans les alentours, et l’occasion semblait parfaite pour inviter du monde. À la lumière du jour, la pièce nouvellement nettoyée était plus chaleureuse que jamais.
En bas, c’était tout l’inverse. Dans les méandres de la tour, un groupe de personnes avait décidé d’y établir un squat. Lorsque je passai à leur niveau pour sortir du phare, je pus en voir certains affalés sur des canapés, déblatérant des histoires assez préoccupantes. J’entendis un mec très efféminé affirmer à son copain qu’il avait réussi à atteindre les 15 kilomètres de profondeur en descente libre. Le mythomane n’avait pas l’air très persuasif, et pourtant ses congénères gobaient tout. Qu’importe.


Ma mère était dans les parages, s’étant déplacée pour le festival portuaire. Elle avait passé la journée à profiter des activités organisées pour l’événement, et s’en plaignait quelque peu. Oui, elle était on ne peut plus déçue. Elle me raconta, par exemple, que l’on avait installé un gigantesque ring de pierre sur l’eau, comme une arène aux dimensions d’héliport, afin que des gens puissent s’adonner à la baston d’un Soul Calibur réel. Les participants louaient des déguisements à la journée, des casques de lutte ridicules et des armes contondantes. Un spectacle qui, selon ma mère, gâchait complètement la fête, et n’avait rien à faire dans le merveilleux endroit dans lequel nous passions ce moment. Elle avait également repéré un drôle de logo sur les quais :
« Cette image m’évoque l’Argentine ».
C’était un vautour grimaçant, vu de buste, en t-shirt noir. Fier et malveillant, du genre dont on ne s’approcherait pas. Il ne lui manquait plus qu’une crosse de hockey, et la bestiole aurait eu un parfum années 90 indéniable. Bizarrement, le logo apparaissait sur des affiches, collées presque partout aux quatre coins du port, le long des entrepôts.
« Et pourquoi ce vautour t’évoque-t-il l’Argentine ?
— Je ne sais pas, fit ma mère. C’est quand même un magnifique animal.
— Le vautour ?! ».
Je ne savais pas comment lui faire entendre qu’elle avait tort.


À proximité du ring flottant qui servait de quai à un énorme galion, une foule déambulait parmi les étals du marché, cherchant des produits marins ou des souvenirs de cet endroit éloigné du reste du monde. Nous les regardions, depuis l’intérieur du bateau. Moi, en particulier, songeur, accoudé à bâbord ou à tribord, à dire vrai je ne sais plus. Je sais juste que c’est à cet instant qu’avec toute la violence des abysses, notre navire fut emporté dans une tempête cauchemardesque que seul un Poséidon revanchard aurait pu déclencher. Alors que l’eau, d’un vert émeraude presque translucide, devenait un effroyable bouillon, le galion était pris dans un liquide qui ne comportait presque plus que de l’écume, voyant sa perte arriver sans ne rien pouvoir faire face à la rage titanesque des flots, comme un poisson d’argent prêt à être aspiré au fond du gouffre d’une baignoire se vidant rapidement. Et, à la mesure de cette danse macabre des mers, ces quelques vers de Samuel Taylor Coleridge qui résonnaient dans ma tête, « water, water everywhere, but not a drop to drink ». Et plus le navire faiblissait dans le vacarme, plus la musique se gorgeait d’instruments métalliques et d’une cadence endiablée, annonçant des changements incessants de tempo et peut-être un pont d’accalmie...

mardi 15 mars 2016

TUE ÇA POUR ÇA


« Nous étions trois dans cet espace vide ; un vaste environnement, vaguement lunaire, fait de cratères et de cailloux à l’infini, que l’on ne pouvait distinguer à cause d’un épais brouillard. Chacun d’entre nous portait un halo de couleur autour de lui, formant à nous tous d’étranges lueurs fluo, bleues, vertes et rouges. Je crois bien que j’avais hérité de la dernière teinte ; quant à elle, je ne me souviens pas : je sais juste qu’elle s’entraînait à léviter, seule, flottant comme une plume immobile dans le ciel noir, et j’avais l’impression que c’était pour me fuir.
Le seul moment où la solitude de chacun d’entre nous cessa, ce fut quand nous visitâmes Auschwitz. Plongés tous deux parmi la bruyante fourmilière de touristes, mendiants, pèlerins, vigiles et électriciens, c’était comme si pour la première fois, nous connaissions enfin le contact avec d’autres êtres que nous. Il faut dire que le camp d’extermination avait fait peau neuve, et avait entrepris de titanesques améliorations pour pouvoir accueillir autant de monde en son sein, convertissant les lieux en un parc d’attraction qui n’avait pas d’égal sur Terre. Il y avait des statues, des places, des bâtiments, des manèges ; un peu de tout, et l’histoire et la mémoire côtoyaient vite le ludique et le divertissement. Le site était, je l’ignorais, entouré de jardins que semblait protéger un imposant château d’architecture classique, de type française du XVIIIème siècle. Mais ce qui me surprit le plus, ce fut la disposition ingénieuse de terrains entiers dédiés au devoir de mémoire. Un d’entre eux me marqua particulièrement : il avait les airs et la superficie d’un espace de pétanque, étiré en longueur, et l’on y avait modelé une dune de terre pour chaque déporté qui trouva la mort. À l’entrée de la zone, un écriteau informatif résumait sommairement l’histoire qui, chaque jour, était déterrée pour être vécue à nouveau en ce lieu. En lisant le bilan du massacre, je constatai qu’étrangement, les chiffres macabres semblaient incorrects. Il y avait, à mon sens, un zéro en trop si l’on avait considérablement divisé le total humain. Ou alors, une erreur, peut-être... Je découvris, ainsi, que des gens venaient étreindre fortement chaque dune pour pleurer abondamment. Lorsque j’eus l’impression qu’ils me regardaient tous dans les yeux, avec leurs visages déformés par une quelconque miséricorde à implorer, moi, de l’autre rive de ce fleuve de larmes je partis. Je croisai également, près d’une fontaine mozarabe, un type visiblement plein aux as qui faisait ses ablutions, priant, pleurant et riant à la fois derrière de grosses lunettes de soleil, embrassant ses congénères en les invitant à rendre hommage.
Nous nous apprêtions à sortir du camp lorsqu’elle me posa la question :
« Ça ne t’a rien fait, toi, de voir tout ce gaz ? »
Il y avait des reproches dans ses yeux. Elle devait faire allusion aux robinets et aux petites vannes couleur brique que j’avais aperçues dans l’enceinte. Je me contentai de hausser les épaules, ne sachant quoi répondre. Non, j’avais l’impression que les ailes du château rose autour de nous, me regardaient, majestueuses. Je crois que c’est à ce moment que j’ai pris conscience de l’importance de travailler sur le révisionnisme : non pas pour adhérer aux thèses les plus malsaines, mais plutôt pour apporter des preuves tangibles contre elles, espérant les réfuter. Moi, j’avais fait un pas vers elle alors que nous étions revenus près de l’immensité céleste, obscure et froide. Le vent faisait se fracasser des nuages entiers les uns contre les autres, mais en silence. Elle m’était toujours distante, si loin. Alors, malgré ses réticences et tandis qu’elle prit de nouveau son envol pour s’entraîner à planer, je la rejoignis, en lévitant verticalement vers sa silhouette. Elle, me tournait toujours le dos. Et là, après quelques secondes d’hésitation, la tempête nous y poussant, elle se retourna et nous nous embrassâmes passionnément à la lueur des comètes qui s’écrasaient à nos pieds ». 


« Alors, qu’en penses-tu ? ».
J’attendais quelque peu nerveusement son opinion, et levai mon nez du texte. Elle, y maintenait ses yeux, planqués derrière d’épaisses lunettes carrées. Elle avait l’air songeuse, et la pièce minuscule et anxiogène dans laquelle nous nous étions installés ne rendait pas l’ambiance plus chaleureuse. Le texte ne lui avait pas plu. Nous avions un désaccord total : moi, je parlais d’amour véritable et de passion entre ces deux personnages ; elle, prenait un malin plaisir à m’expliquer que selon l’histoire, il n’y avait que leur solitude extrême qui leur permettait de se rapprocher ainsi. Car seuls au monde, uniquement. Je décelai, tout au long de sa démonstration, tout le dédain qu’elle avait pour moi. Je n’y prêtai pas plus attention, et refermai le Moleskine sur lequel j’écrivais depuis presque toujours. Je m’aperçus, avant de quitter la pièce, qu’il allait bientôt être rempli, achevé ; dans un sens comme dans l’autre, la page suivante était la jonction entre les deux parties qui composaient ce journal : une pour les notes et les mots qui transpercent le crâne, l’autre pour les rêves à dormir debout, rédigés en sens contraire. Mes écrits étaient donc sur le point de se mordre la queue.
Je devais partir au Mexique pour la voir, Elle, le lendemain. Aussi je m’arrêtai saluer Monsieur Luchini après ma réunion en tête à tête. Derrière son bureau rempli de livres non-lus et apparemment non-lisibles, il affichait une barbe de quelques heures et une mine curieuse, presque indiscrète. J’en profitai pour lui raconter l’incident avec ma collaboratrice, me plaignant de l’enthousiasme inexistant avec lequel elle lisait mes histoires. Sûr de lui, continuant de faire valser des pages inutiles, Luchini m’expliqua que souvent, un sentiment de rapprochement pouvait naître entre deux personnes, fussent-elles diamétralement opposées, lorsque celles-ci se retrouvent ensemble dans un cocon, à réfléchir conjointement. Selon lui, c’était une histoire de survie, quelque chose comme ça.
« Au moins, ça tranquillise les fidèles... », ajouta-t-il en tirant la langue, étouffant un rire hystérique. J’ignorais totalement ce qu’il voulait dire par là... Le fait était là : je ne pouvais plus supporter pareils rapports professionnels avec cette femme. J’allais prendre congé pour de bon.
« Ça ne vous dérange pas que je laisse toutes mes notes ici ? Comme ça...
— Non, non, bien sûr que non » fit-il sans quitter son bouquin des yeux.
J’avais apprécié le geste. Pourtant, je pris mon carnet avec moi.


Je songeais aux affaires qu’il me resterait à préparer une fois rentré chez moi. Le bus pour le Mexique m’attendait. Dans le vestibule, j’enfilai ma veste, fredonnant un thème qu’une inscription sur mon t-shirt me rappela brusquement. « Love... Love will tear us apart... again... ». J’allais dire au revoir à mes collègues, et m’installai donc quelques minutes au comptoir du bar Belle Époque. Derrière celui-ci, un Luchini surexcité ouvrait tous les placards qui se trouvaient à proximité, montrant à chacun d’entre nous des bouteilles dont il faisait deviner le contenu, zigzaguant entre les chaises et les montages de livres, provoquant coup sur coup l’hilarité générale. Je tentai de me sentir à ma place et de prendre part au jeu :
« Je suppose que ça doit faire partie des avantages à être un nègre », dis-je à voix si basse que personne n’entendit, ébahi par tous ces spiritueux que faisait défiler mon supérieur avec bouffonnerie.
Quand vint le moment où, par défi et par suite logique, il s’adressa à moi, brandissant fièrement une immense bouteille remplie d’un liquide rouge, qui lui mettait des rubis dans les yeux.
« Et ça, savez-vous ce que c’est ?
— Et bien, il me semble que... C’est un Campari ! Ou... Non, un genre de Negroni, avec du Martini, et...
— Non, c’est du jus d’orange ».
J’entonnai alors quelques rires pour la circonstance, et sortis du bureau une bonne fois pour toutes, laissant là-haut mes collègues s’adonner à leur bien étrange messe. Après quelques étages, je me retrouvai enfin dehors. Et me demandai pourquoi on prononçait Luchini avec un U et non pas avec un OU. Satané [y]. Et dans quelles langues ce son était-il présent à part en français. Et d’où il venait exactement. Et pourquoi. Et combien de personnes étaient dégoûtées de la langue française juste à cause de ce [y]. Et ainsi de suite...

mardi 13 octobre 2015

SOUS LES RAILS SANS CRIER GARE

Ce devait être un événement chaleureux et convivial, malgré l’endroit peu accueillant qui avait été choisi pour que la soirée eût lieu : un sinistre hangar dans une ruelle pavée, seulement éclairée par l’agonie d’un mauvais réverbère. Mais le repas annuel organisé par le club de boxe avait de grosses allures de fiasco : quand nous y pénétrâmes, avec ma mère, ma sœur, je revis passer sous mes yeux ces lointaines années à la cantine où l’on n’entendait que le terrible tintamarre des tables heurtées par des couverts et des assiettes en furie, agités frénétiquement par un régiment de gamins joviaux mais affamés. C’était exactement la même vision qui s’offrait à nous, alors que je pris conscience de l’immensité du hangar, long comme un terrain de football, dans lequel régnait une cacophonie juvénile digne des pires clameurs de l’Enfer. Je compris vite que la soirée n’avait pu être organisée qu’avec l’engagement que chaque personne allait venir avec ses sept enfants. Avant de tourner les talons, j’aperçus l’une de mes partenaires de savate, la demoiselle au chapeau ; sortant à peine de l’adolescence la plus profonde, elle devait se sentir plutôt entre deux eaux. Je le vis à son regard clair, légèrement empreint de tristesse. L’ambiance de cet endroit, qui ressemblait à un réfectoire de camp de réfugiés, la maintint debout, songeuse et muette.


Nous nous rejoignîmes en famille le matin suivant ; ma cousine, venue de l’autre côté de la planète, était accompagnée de sa mère, qui portait le nom d’une sainte d’Alexandrie. L’expression pétrifiée de son visage, comme fait de marbre blanc, lui dessinait un sourire pudique et mystérieux. Et c’est là que nous découvrîmes sa petite merveille : une ravissante et minuscule enfant d’Éthiopie, d’environ quatre ans, belle comme le jour. À en juger par sa peau basaltée, j’en déduis qu’elle avait été adoptée. La petite fille se faufilait entre nos jambes, le regard déterminé posé sur la seconde d’après, et jouait avec beaucoup d’énergie et de désinvolture, toute seule, là dans l’herbe.
L’endroit où nous avions convenu du rendez-vous était une petite montagne abrupte, horriblement escarpée malgré la verdure qui lui conférait un aspect plutôt agréable. Nous étions tout en haut de l’aiguille formée par la falaise, qui avait été prise d’assaut comme une plage bondée de Juan-les-Pins en plein mois d’août ; en effet, de nombreuses familles et beaucoup de touristes étaient venus en foule pour profiter d’un bain de Soleil ou pique-niquer, une fois leurs serviettes posées presque à la verticale sur la roche grise. Au sommet de la crête, on pouvait apercevoir une route en contrebas, ainsi qu’un lagon miniature sur la gauche, qui renfermait une eau turquoise irréelle. Le climat, pendant cet instant paisible, était réconfortant et serein. Rien d’autre n’aurait semblé pouvoir troubler une telle quiétude heureuse.

           
Pendant ce temps, je m’amusais avec des pierres qui curieusement, s’embrasaient toutes seules comme des lucioles, à peine les prenait-on en main. Au bout de quelques secondes, elles atteignaient la flamme d’une torche imposante. Je pensai alors à Monsieur G qui, en bon pyromane, aurait sans doute beaucoup apprécié ma découverte. Je m’imaginais au loin son visage renfrogné lorsque j’aperçus la petite Éthiopienne tout en bas de la montagne. J’admirais sa silhouette enfantine si attendrissante, marchant spontanément et avec envie vers l’inconnu. C’était idiot car elle ne pouvait pas me voir à cette distance mais à ce moment-là, je lui souris. Et elle continuait à tourner le dos à sa famille et aux touristes pour se rapprocher du bord de la route en contrebas. Je fronçai les sourcils. Elle s’avançait encore. Dangereusement.
« Non... », murmurai-je à moi-même, immobile.
Et soudain le tramway passa à la hauteur de l’enfant, qui marchait exactement dans la même direction, et sans la moindre manifestation de peur, parallèlement aux rails. De là, j’étais probablement le seul à l’avoir vue, aussi je dévalai tant bien que mal la pente vertigineuse, envoyant valser des pierres dans tous les sens et prenant soin de ne pas tomber ; j’essayai de garder un œil sur la petite fille, qui avait vraisemblablement échappé à toute vigilance. Cette dernière ne défia pas l’axe du tramway, et resta dans la même ligne droite. J’avais presque atteint la moitié de la descente quand je scrutai la scène, immobile, retenant ma respiration. Et alors la fillette traversa la voie sans aucune hésitation, se retrouvant instantanément dans un espace entre les deux wagons du tramway. Je fermai les yeux. Je n’entendis plus rien. Puis je les rouvris et accourus à grandes enjambées jusqu’au bord de la route ; le tram était passé et le corps de la petite fille gisait sur l’asphalte, inanimé : il avait été heurté par le deuxième compartiment, la gamine si légère que le mécanisme était passé sans broncher.
Je réussis à accrocher de mes yeux le regard de ce visage grimaçant, avec sa bouche à moitié ouverte. Le petit être était sans vie mais j’ignorais si la Mort l’avait emporté, bien que l’on eût dit qu’elle s’était déjà emparée de ses pupilles dilatées. Mais c’est le vrombissement d’une voiture venant droit sur moi qui me sortit de mes divagations : j’étais là, avec le corps inerte d’une pauvre enfant à terre, en plein milieu d’une voie rapide. Je me mis à côté d’elle comme pour la couvrir, essayant du mieux que je pouvais de la protéger des véhicules qui déboulaient à toute vitesse face à moi : je ne savais pas s’il y avait encore un espoir, mais en tout cas, je voulus le garder. Les badauds qui se prélassaient sur l’herbe, à flanc de montagne, commençaient à se lever pour voir ce qui se passait en bas, tandis que j’agitais les bras dans tous les sens, pareil à un épouvantail d’autoroute, afin d’être visible et de préserver le corps de l’enfant. Je faisais alors zigzaguer les voitures adverses vers des courbes improbables, dans un vacarme insupportable de klaxons et de coups de freins.
Un véhicule ralentit progressivement jusqu’à ce que je pusse apercevoir Monsieur M au volant d’un gros Hummer. Il s’arrêta à mon niveau et baissa la fenêtre de son passager, qui était ce jour-là une ravissante créature, de celles qu’il avait l’habitude de transporter avec lui ; son regard bleu et inattentif resta froid alors que Monsieur M m’apostropha après avoir analysé la situation, et vu la bambine au sol :
« C’est rien, mec, ça va aller pour elle. Tu sais ce que tu vas faire ? Tu vas la prendre avec toi et l’amener jusqu’à la plage. Là-bas, tu la déposes dans l’eau, comme ça, ça permettra de disperser les poissons autour d’elle. Voilà, allez, bon courage ! ».
Et il redémarra aussitôt.

    
Derrière moi, un attroupement s’était formé. Je ne vis pas ma famille ni ma cousine, mais sa mère qui s’approchait lentement, tremblant et hésitant, alors qu’elle ne me quittait pas des yeux. Elle regarda sa fille à la peau si noire, si belle. Puis, la voyant changer de couleur, elle laissa échapper une longue larme discrète, presque mécanique. Le minuscule cadavre gonflait comme un ballon, et les joues de l’enfant semblaient faire d’elle une petite poupée. Progressivement. Il n’y avait plus de miracle possible pour elle. Quand bien même sa mère n’eût pas que le nom d’une sainte ce jour-là ; elle en obtint aussi le regard.