samedi 9 février 2019

TERRITOIRE NEUTRE

Il ne fallait jamais arrêter un entraînement. Au grand jamais. Mais cette fois, je voulus à tout prix obtenir des réponses à mes questions, malgré la sévérité agressive de notre professeur. Aussi je m’avançai vers Monsieur T, qui, rempli de sueur, profita de ma venue pour poser les gants. Les autres avaient arrêté leurs mouvements de boxe et s’étaient mis à courir dans le gymnase, dessinant un rectangle bruyant et frénétique autour de nos deux silhouettes esquintées, qui ne nous voyait pas, qui nous laissait en dedans, sans dire mot.
Alors je pus enfin demander à Monsieur T si ce que j’avais entendu était vrai : son père aurait été un calmar géant.
Visiblement, le sujet n’était pas des plus délicats. Je le sentis aux grimaces bienveillantes mais forcées que me faisait mon ami, qui semblait avoir dû se livrer aux mêmes explications un million de fois. Mais, avec un sourire gêné, et dans la fatigue de sa voix, je le compris et crus son explication : bien que le doute subsistât, son père n’avait rien d’un céphalopode.
La course d’endurance de nos camarades s’était arrêtée, et nous allions reprendre l’entraînement, alors que notre professeur n’avait pas remarqué que nous nous étions, tous deux, tenus à l’écart de l’exercice. C’est à ce moment-là que je remarquai le début d’une inquiétante tonsure à l’arrière de mon crâne. De quoi remplir mon encrier de sang.


Plus tard, j’avais rejoint un groupe d’amis dans un minuscule village en Espagne. Monsieur W y vivait depuis quelque temps, et menait une existence de parfait expatrié hautain et méprisant. Il avait, selon ses dires, appris le castillan très rapidement, peu après son installation. Mais lorsqu’il m’amena dans cette épicerie située au cœur de la vieille ville, j’eus des doutes amusés.
« Una sonrisa… », demandait, moqueur, le taulier de la boutique.
Un sourire, réclamait-il. Monsieur W était fermé à faire peur. Aussi, mon ami s’empressa de chercher un stylo pour signer un document que l’épicier avait dans ses mains et ne lui avait pas tendu.
« Una sonrisa… », recommença-t-il avec un rire encore plus provoquant.
Mais Monsieur W ne comprenait pas, et restait persuadé, dans son bilinguisme fulgurant, qu’il lui fallait signer quelque chose, ce qui contribua à l’agacer.
Derrière nous, les gens perdaient patience et la file d’attente commença à se mouvoir en quelques bousculades. Lorsqu’un vieux moustachu, ayant compris que nous n’étions pas du coin, nous demanda si nous faisions partie des « gilets jaunes » ; il rajouta qu’il était solidaire du mouvement, et que c’était grâce à nous que le pays pourrait survivre. Sans même que nous lui ayons répondu pour confirmer ses soupçons.
Le patron nous fit descendre par une trappe vers ce pourquoi nous étions venus : l’atelier en sous-sol, anormalement lumineux, avait des allures d’infini gymnase au parquet clair, disposé comme une arène de basket. À quelques mètres de l’échelle par laquelle nous étions arrivés, le taulier nous sortit un étrange tableau enveloppé dans un drap : il représentait une sorte d’ogre rose, au visage difforme, presque porcin. L’œuvre, bien que perturbante, m’intéressait : mais ce n’était pas à moi d’en faire l’acquisition…


Car j’avais déjà quelques histoires à régler. De vieilles querelles avec Monsieur V. Ce jour-là, j’arpentais les rues pavées et grisâtres du centre historique en repensant au traditionnel repas de fin d’année que nous avions fait quelques jours auparavant, avec mes collègues de travail, dans cette même ville, presque dans le même secteur. Monsieur V et moi, avec notre troupe habituelle de joyeux amis, avions convenu de passer la soirée dans une salle des fêtes dans laquelle il était possible de s’entretuer. Et ce de manière organisée, encadrée, sans doute conviviale, en somme.
Nous arrivâmes tous ensemble à la nuit tombée, sillonnant un vieux chemin escarpé et entouré de fiers buissons d’un vert vif. Le sentier n’était plus éclairé que par l’ironie de la Lune, qui paraissait nous guider, hilare. Puis, nous aperçûmes l’endroit en question : la salle des fêtes n’était qu’un vaste entrepôt semi-désaffecté, sur deux étages, d’une superficie étonnante. Je vis de la lumière au-dessus de nous : une partie avait déjà commencé.
En réalité, je le compris instantanément lorsque je reconnus Monsieur C, un ami à Elle, apparaître à la fenêtre pour savoir qui nous étions. À en juger par les bruits de détonation et de mitraille à l’intérieur, je me dis que la soirée battait son plein à coup sûr. Monsieur C semblait tellement pris au jeu collectif qu’il fit mine de nous envoyer une grenade au visage, avant de se rétracter, mais nous commençâmes aussitôt à nous disperser. Peut-être valait-il mieux.


Je décidai d’entrer dans la salle par le rez-de-chaussée. C’était le même atelier que celui dans lequel j’avais vu le tableau de l’ogre. Le même parquet. Le même vide autour de moi.
Alors je commençai à m’entraîner, seul, en vue d’une compétition de quelque discipline que ce fût. Il y avait des cages d’un bout à l’autre du gymnase. Et là, de toute mes forces, et de toute ma superbe, je mis deux buts extraordinaires.