Ça m'avait pris comme ça, du jour au lendemain, et pas n'importe lequel : le soir de mon mariage. J'étais là, chez ma vieille nonna, dans le couloir qui menait à la chambre de mon grand-père. De lui, il ne restait d'ordinaire qu'un lit, celui dans lequel sa lente agonie avait élu domicile. Or, l'on avait entièrement vidé la pièce, de sorte qu'elle puisse accueillir les quelques personnes conviées à la noce. Par la porte entrouverte je pouvais les voir : ces formes, tout de noir vêtues, imprécises et sombres, absorbaient en silence les rayons incendiaires du Soleil qui entraient dans la pièce. C'était un soir d'été et il faisait encore jour dehors. Puissamment. Il y avait une quiétude de mort en ce lieu, pesante, chaude et spirituelle. Parmi la dizaine de convives, je distinguais quelques femmes qui portaient le foulard. Et qui attendaient, patiemment. Peut-être même se recueillaient-elles ; je l'ignorais. La chambre n'était plus qu'une immense bougie dont la flamme aurait fini par se stabiliser. Un brasier.
Moi, je bouillonnais. J'avais un grand sourire
d'enfant au coin des lèvres, une euphorie profonde qui me parcourait les veines
et une douce mélodie dans le creux de ma tête. La chanson au son de laquelle
j'allais épouser une Capulet. Petite étoile... Oui, je cherchais cette petite
étoile. Je me l'étais bien ancrée dans la cage qui me servait de crâne pour la
fredonner à l'infini. Petite étoile... Puis l'astre scintilla de tous les feux
possibles dans ma tête : il était sur le disque qui portait mon nom et celui de
ma bien-aimée, et que j'avais laissé dans la portière de ma voiture.
Le cœur battant et suivant toujours la voix
enchanteresse, je quittai à toute allure la maison de ma grand-mère, ne me
préoccupant guère du vacarme que je produisais en dévalant l'escalier comme un
gamin qui s'apprêterait à revoir sa mère alors qu'il la croyait disparue.
Petite étoile... Il fallait que je vienne te chercher dans le parking, au
rez-de-chaussée. Et ce fut à cet instant précis, en claquant la porte, que je
m'envolai.
Je ne fus
même pas surpris, simplement conforté dans mon bonheur du moment. Je lévitais,
et ma chemise bleu marine à fleurs multicolores me servait d'ailes improvisées.
Je tentai de garder cet étrange équilibre, dans cette rue où soufflait un vent
relativement calme. Petite étoile... Je vais venir te chercher. Tout d'abord,
je me mis à l'horizontale, formant une parallèle parfaite avec le trottoir, et
me laissai guider, la tête et les bras en avant. J'avançai, à quelques mètres
au-dessus du sol, sans que je ne puisse comprendre comment ni pourquoi.
Le
problème, ce fut que j'y pris goût. Très rapidement. Après avoir quitté la
ville par les cieux, et laissé derrière moi l'union sacrée qui devait avoir
lieu, j'avais décidé d'aller plus loin encore, d'aller voir ailleurs.
J'atteignais des paliers de plus en plus hauts, et laissai bientôt la baie azur
à plusieurs mètres au-dessous de mon ventre en lévitation.
J'avais
décidé de traverser la mer océane. De passer de l'autre côté de la flaque. Sauf
que je ne savais pas à quel point elle était vaste : j'avais déjà fait le saut,
plusieurs fois dans ma vie, mais jamais par la seule force de mon corps et de
mon âme réunis, encore revigorés par ce don incroyable que je venais d'acquérir
sans plus d'explications. Cette flaque d'eau, certains l'avaient déclarée
infinie et infranchissable, et je ne faisais que peu confiance aux géographes.
Je voulais en avoir le cœur net, et poursuivais ma sublime ascension à
l'horizontale. J'avais tout prévu : au moment de l'adieu, j'avais eu la
présence d'esprit d'emporter avec moi un énorme parachute, lequel pouvait,
selon les circonstances, avoir plusieurs utilités très différentes, et parfois
vitales.
Voilà
comment j'étais parti, donc. Et j'ignore à quelle allure. Je sais juste que je
me félicite d'avoir pensé au parachute de survie, car c'est grâce à lui que je
peux me remémorer tout ça, maintenant. Durant mon voyage vers l'autre côté, à
la nuit tombée et peut-être à mi-chemin, je ne sais pas, j'ai senti un violent
besoin de repos. La fatigue m'avait envahi et j'avais peur de ne plus pouvoir
voler, et de plonger subitement au fin fond des ténèbres maritimes. Alors j'ai
décroché ce gigantesque parachute de mon sac à dos, l'ai déplié tout en
descendant vers les flots, lentement. Et je l'ai disposé avec la partie dure et
bombée vers le haut, comme la coque d'un bateau, laissant ses innombrables
tentacules blancs de protection s'enfoncer dans l'eau pour toucher le seuil de
l'abysse. Et depuis, je suis là, assis en tailleur sur cette île de fortune,
artificielle. Je réfléchis car je ne sais même pas si je pourrai reprendre ma
route. J'avais la petite étoile en tête, j'espère pouvoir la faire entrer à
nouveau dans ma cervelle. Et atteindre, enfin, la côte du bout du monde. Après
tout, on n'est pas si mal ici. Le courant marin est calme, je ne danse pas trop
le tango sur mon couvercle jaune. Au loin, j'aperçois de longs bateaux qui
surgissent très lentement de la brume du grand large. Des paquebots, des
chalutiers, de partout. Ils sont très nombreux, et tous alignés, presque de
façon militaire, me faisant face à plusieurs dizaines de kilomètres de là.
Quelle est leur vitesse ? Bientôt, je ne serai plus le seul point de couleur
qui fait défaut à la perfection de l'horizon, en cet endroit sur cette planète.
À mon avis, ils auront tout de même du mal à s'arrêter avant moi.