La
femme de ménage de Monsieur T faisait son boulot. Là-haut, au sommet du phare
dans lequel mon ami avait élu domicile, on pouvait voir la mer tenter d’accéder
aux premiers étages, sans relâche, sans jamais y parvenir depuis des siècles.
Tirant sur son éternelle grosse barbe mal entretenue, Monsieur T prévoyait
d’organiser une soirée en ce lieu, en nous expliquant son plan. À ce moment-là,
il y avait un genre de festival marin dans les alentours, et l’occasion
semblait parfaite pour inviter du monde. À la lumière du jour, la pièce
nouvellement nettoyée était plus chaleureuse que jamais.
En
bas, c’était tout l’inverse. Dans les méandres de la tour, un groupe de
personnes avait décidé d’y établir un squat. Lorsque je passai à leur niveau
pour sortir du phare, je pus en voir certains affalés sur des canapés,
déblatérant des histoires assez préoccupantes. J’entendis un mec très efféminé
affirmer à son copain qu’il avait réussi à atteindre les 15 kilomètres de
profondeur en descente libre. Le mythomane n’avait pas l’air très persuasif, et
pourtant ses congénères gobaient tout. Qu’importe.
Ma
mère était dans les parages, s’étant déplacée pour le festival portuaire. Elle
avait passé la journée à profiter des activités organisées pour l’événement, et
s’en plaignait quelque peu. Oui, elle était on ne peut plus déçue. Elle me
raconta, par exemple, que l’on avait installé un gigantesque ring de pierre sur
l’eau, comme une arène aux dimensions d’héliport, afin que des gens puissent
s’adonner à la baston d’un Soul Calibur réel. Les participants louaient des
déguisements à la journée, des casques de lutte ridicules et des armes
contondantes. Un spectacle qui, selon ma mère, gâchait complètement la fête, et
n’avait rien à faire dans le merveilleux endroit dans lequel nous passions ce
moment. Elle avait également repéré un drôle de logo sur les quais :
« Cette
image m’évoque l’Argentine ».
C’était
un vautour grimaçant, vu de buste, en t-shirt noir. Fier et malveillant, du
genre dont on ne s’approcherait pas. Il ne lui manquait plus qu’une crosse de
hockey, et la bestiole aurait eu un parfum années 90 indéniable. Bizarrement,
le logo apparaissait sur des affiches, collées presque partout aux quatre coins
du port, le long des entrepôts.
« Et
pourquoi ce vautour t’évoque-t-il l’Argentine ?
—
Je ne sais pas, fit ma mère. C’est quand même un magnifique animal.
—
Le vautour ?! ».
Je
ne savais pas comment lui faire entendre qu’elle avait tort.
À
proximité du ring flottant qui servait de quai à un énorme galion, une foule
déambulait parmi les étals du marché, cherchant des produits marins ou des
souvenirs de cet endroit éloigné du reste du monde. Nous les regardions, depuis
l’intérieur du bateau. Moi, en particulier, songeur, accoudé à bâbord ou à
tribord, à dire vrai je ne sais plus. Je sais juste que c’est à cet instant
qu’avec toute la violence des abysses, notre navire fut emporté dans une
tempête cauchemardesque que seul un Poséidon revanchard aurait pu déclencher.
Alors que l’eau, d’un vert émeraude presque translucide, devenait un effroyable
bouillon, le galion était pris dans un liquide qui ne comportait presque plus
que de l’écume, voyant sa perte arriver sans ne rien pouvoir faire face à la
rage titanesque des flots, comme un poisson d’argent prêt à être aspiré au fond
du gouffre d’une baignoire se vidant rapidement. Et, à la mesure de cette danse
macabre des mers, ces quelques vers de Samuel Taylor Coleridge qui résonnaient
dans ma tête, « water, water
everywhere, but not a drop to drink ». Et plus le navire faiblissait
dans le vacarme, plus la musique se gorgeait d’instruments métalliques et d’une
cadence endiablée, annonçant des changements incessants de tempo et peut-être
un pont d’accalmie...