À
mesure que la lumière baissait et que les rires se faisaient plus hilares, je
commençais à mieux comprendre le concept de camp de concentration. Les gradés
titubaient, comme ivres de bonheur et de quelque boisson frelatée, nous
regardant comme du bétail à faire chialer, et hurler le moins possible. Dans
cette remise aux planches pourries et poussiéreuses, crever en silence était l’issue
la moins pénible pour nous, et la plus plaisante pour les oreilles de nos geôliers.
La faible ampoule au plafond chavirait comme dans un navire. Puis ils ont
commencé à buter un ou deux gars, et je crois bien que c’est là que j’ai,
ensuite, validé le terme « camp d’extermination » ; ils étaient une
poignée face à un troupeau de sacrifiés, et ils se marraient. Une bonne balle
bien logée dans chaque tête, un corps qui s’écroulait, un plancher qui grinçait :
tout était réglé comme du papier à musique funèbre. Dans ces moments-là, on
ignore à qui va être le tour, si bien que je gardais les yeux fermés jusqu’à me
prendre l’ignoble sentence dans la cervelle. Et pour ça, je restais un peu à l’écart.
Quelque
officiers avaient fait tomber la quasi-totalité des nôtres : c’était très
curieux, car dans l’amas macabre, tous les cadavres semblaient n’en faire qu’un,
sale, gris et vide de sens : le sol n’était plus que macchabées. Ça a dû
amuser le caporal, qui se rapprochait de moi et de l’un des derniers survivants
du carnage. Avec sa tête de carnassier, l’homme me regarda longuement, les
lunettes plissées et un rictus baveux aux lèvres : moi, je me détournais
de ses yeux pour ne pas savoir quand il se déciderait à m’exploser la gueule ;
j’essayais, par diversion, d’apercevoir quelques têtes connues parmi tous ces
connards en uniforme. Oh, des stars il devait bien y en avoir. Et le bourreau
lui-même le savait car il prenait son temps... suffisamment pour que le gars à
mes côtés m’attrape par le bras, au nez et à la barbe du capo, et me précipite
vers la sortie. Mon cerveau s’est alors instantanément logé dans mes cuisses,
pour que je n’aie pas à réfléchir et que j’obtienne la quantité nécessaire de
sang pour traverser la Pologne en courant.
Je
ne savais plus où j’étais, ni combien de temps j’avais détalé depuis cette
passerelle qui m’avait permis de m’enfuir. Et c’était grâce à lui : un
grand dadais brun et barbu, au look très rétro et au visage dur et sage ;
il avait l’air d’une sérénité absolue. Après tous ces efforts et en le
regardant, je compris que je lui devais la vie ; même si je ne savais pas
à combien elle était côté à ce moment-là. Mais aussi et surtout, qu’il valait
mieux que l’on ne reste pas ensemble...
Alors
j’ai traîné un peu mon sursis dans ces rues dégueulasses qui n’avaient jamais
vu le Soleil. Je savais qu’à peine miraculé, j’étais à nouveau condamné à mort.
N’est-ce pas, après tout, le sort réservé à tout vif ? Non, car j’étais
désormais recherché, donc fugitif... Et il fallait que je me fasse passer pour
non-juif alors que je ne l’étais pas le moins du monde. La mince affaire. C’est
pourquoi j’ai, dans un premier temps, cherché une coloc dans une pétaudière
minable, juste de quoi me mettre à l’abri et me faire oublier. J’ai donc passé
quelques jours en compagnie de deux filles, ou d’une seule, je ne sais plus :
soit l’une des deux ne passait jamais dans le coin, soit l’autre avait un don d’ubiquité.
Moi, de toute façon, je restais à l’écart. Et au bout d’un moment, j’ai voulu
voir ma famille qui me manquait tant.
Je
suis arrivé dans leur taudis en rasant les murs, me sentant épié de chaque côté
de ces rues immondes. Ma mère m’a accueilli, toujours avec le même sourire
heureux et bienveillant. Également, dans le patio en pierre qu’on avait
transformé en salon, il y avait ma sœur et son fils, pas spécialement ravis de
me voir. Après tout, qu’est-ce que j’en avais à foutre, au point où j’en étais.
C’est là que j’interpelai ma mère précipitamment pour lui raconter la merde
dans laquelle j’étais, moi, semi-clandestin et fugitif. Alors qu’elle faisait
la vaisselle dans le lavoir en pierre, je lui racontai l’horreur que j’avais
vue de mes yeux. Quand soudain, mon neveu se mit à brailler. Ma mère accourut
alors sur le champ pour s’occuper du bébé, tout en me répétant par-dessus l’épaule
que « ce n’était pas si grave ». On m’aurait écartelé en place
publique que je me serais senti pareil. Puis quelqu’un cogna à la lourde, et je
n’avais rien de plus important à faire qu’aller ouvrir. Et à ma grande
surprise, je reconnus deux espèces de pervenches de la brigade anti-Juifs. J’étais
foutu. Alors qu’elles pénétrèrent dans la maison, je me ruai vers le cagibi en
bas de l’escalier, près du lavoir, au plus grand étonnement de ma mère. À peine
m’enfermai-je dans le noir que je l’entendis annoncer à tue-tête : « elles
passent juste prendre l’apéro, et vérifient simplement que tout va bien, c’est
tout ! ». Moi, je vérifiai juste que j’étais toujours bel et bien
non-circoncis : ça semblait con, mais c’est bien le genre d’action
impensable que la peur est capable de nous faire jouer. Jusqu’au bout. Puis la
porte d’entrée se referma : aussi je m’empressai d’aller hurler sur ma
mère, pour qu’elle se rende bien compte du danger qu’elle venait de me faire
courir, moi qui avais failli y rester, mais à ce moment-là, mon neveu se remit
à pleurer de plus belle, et devant la dévotion de ma mère pour son petit-fils,
et le désintérêt de tout le monde pour ma situation, je décidai de mettre les
bouts.
Alors
j’ai continué d’errer dans ce patelin froid comme la Mort, et de fuir les regards
inquisiteurs comme la Peste... J’avais croisé, dans un bar miteux, un excellent
prof que j’avais eu à l’université, Monsieur M, toujours enclin à faire des
blagues douteuses et à parler rugby. Mais je n’avais même pas eu le courage de
lui adresser la parole. J’avais peur des indics, des salopes, des collabos qui
me ramèneraient vers la Mort dès qu’ils sauraient qui j’étais. Et je baissai la
tête de plus belle dans mon blouson réconfortant, voulant qu’elle disparaisse
en son sein comme dans une carapace. Lorsque je vis, sur ce qui semblait être
la grande place de cette plaie béante de ville, un ouvrier démonter un immense
ensemble de gigantesques ballons verts vifs, gonflés et disposés çà et là comme
dans un parc pour enfants. En plein boulot, sur le bitume, le mec vit mon
regard interloqué :
« C’est
une nouvelle mesure de la commune, criait-il entre deux secousses de
polisseuse. C’est des Quartiers de Haute Sécurité gonflables ! Au moins on
peut les vider, les aérer, et les mettre ailleurs... ».
Des
QHS mobiles ? Quelle drôle d’idée. J’en restais assez stupéfait, mais le
destin qui avait l’air de m’attendre au tournant choisit à ma place, et
aussitôt, je m’adressai au gars qui galérait à virer cette installation pénitentiaire
de la grande place.
« Attendez,
je vais vous donner un coup de main...
-
Ouais, moi aussi !, entendis-je sur ma droite.
-
Ah oui, on va vous aider, M’sieur ! », retentit également.
Et
de tous les côtés surgirent des gamins pleins d’espoir et de testostérone,
entamant la désinstallation du QHS dans la cohue de leurs rires et des éclaboussements
de la fontaine. Certains s’étaient même mis à jouer au foot avec les ballons
gonflables, tandis que moi, je vis apparaître d’immenses papillons transparents
qui virevoltaient en nuage près du bassin, pendant que des serpents, au sol,
commençaient à se joindre à la fête.
J’étais
toujours dans le même pétrin. On m’avait pris en stop pour m’éloigner de cet
endroit. Arrivés près d’un champ de soja transgénique, merveilleux à perte de
vue, tout le monde descendit dans un bruit sourd de claquement de portes. Neal
Maupay, qui avait été récemment transféré de l’OGC Nice à Saint-Étienne, me
demanda mon iPhone. Il y trouva des photos de l’Argentine et de paysages
magnifiques de la pampa, à l’autre bout du monde.
« Tu
vois, ça, ça me rappelle le pays... ».